La voix de Régis Lejonc
Régis Lejonc a été révélé par les éditions du Rouergue au début des années quatre-vingt-dix. Illustrateur, auteur, directeur de collection, il a réalisé plus de soixante ouvrages de littérature de jeunesse. Il partage depuis de nombreuses années l’atelier Flambant neuf, avec les auteurs Alfred et Richard Guérineau. C’est non loin de son atelier au cœur de Bordeaux, sur la place du Palais, qu’il nous parle de son rapport au livre et à la lecture.
Régis Lejonc : En ce moment, je ne lis pas ou seulement des albums jeunesse. Depuis deux-trois ans, je lis quand je suis en vacances, c’est mon activité de repos, et je n’ai pas pris de vacances depuis deux ans. C’est pendant mes vacances que j’ai la disponibilité d’esprit pour la lecture. Le dernier livre que j’ai lu est le prix Goncourt, L’Ordre du jour d’Éric Vuillard, qui raconte l’orchestration de l’invasion de l’Autriche par Hitler et sa politique d’intimidation. J’ai lu également Le Garçon de Marcus Malte, il y a quelque temps.
Comment faites-vous vos choix de lecture et qu’attendez-vous des livres ?
R.L. : Ce sont les libraires qui me conseillent, je leur fais confiance. Et puis lorsque je rencontre des auteurs sur les salons et que je les entends parler d’un livre qu’ils ont aimé. Je ne suis jamais déçu. Il y a longtemps qu’un livre ne m’est pas tombé des mains. Je lis beaucoup d’albums jeunesse et j’en achète beaucoup. Moins qu’avant cependant, parce que je suis plus exigeant et je n’achète désormais que les livres que je veux avoir. Il faut que le livre me plaise intégralement. La dernière "claque" que j’ai eue, c’est Entre les ogres, de Thierry Dedieu. Cela parle de la parentalité. Un ogre et une ogresse découvrent un bébé humain sur le pas de leur porte. Ils l’élèvent, mais ne lui donnent pas à manger ce qu’ils mangent — parce qu’ils mangent des enfants. Peu à peu, l’enfant se sent exclu et les parents ogres décident de lui dire d’où il vient. C’est un livre stupéfiant.
Il y a aussi Un grand jour de rien, de Beatrice Alemagna, un chef d’œuvre. Une mère et son fils partent en week-end dans la maison familiale. Le jeune garçon part en promenade dans la nature après avoir perdu sa Gameboy. Après cette balade, son regard sur sa mère a changé. C’est un livre qui te laisse dans un joli état. J’attends des livres puissants. Je ne veux plus me contenter d’un livre juste joli, je veux qu’il soit porteur de cette puissance. Dans Le Garçon de Marcus Malte, il y a parfois un peu d’ennui. Pour un tel livre, une puissance permanente est impossible, car le moment d’ennui permet la fin. J’aime aussi cela. Il y a aussi le roman d’Alex Cousseau, Le fils de l’ombre et de l’oiseau. J’aime énormément le travail de cet auteur. Ce roman est estampillé "jeunesse", mais il ne s’adresse pas qu’à la jeunesse. J’aime sa façon d’envisager la narration. Il n’y a jamais de méchants, ça n’existe pas chez Alex Cousseau ! C’est pourtant un roman d’aventures avec beaucoup de poésie, de magie, d’images. Ça m’a fait penser à Cent ans de solitude de Garcia Márquez. Il parle de transmission, de ces histoires que nous devons porter même si elles ne sont pas directement notre propre histoire.
Comment vos lectures influencent-elles vos illustrations ?
R.L. : Mes influences viennent de l’image. C’est une sensibilité qui remonte à l’enfance. Il existe un livre déterminant pour chacun. Le Maître et Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov a été un de ces livres déterminants pour moi lorsque j’ai eu dix-neuf ans. J’ai toujours en tête l’idée de pouvoir l’illustrer un peu à l’ancienne, comme au XIXe siècle. Ce livre a les ingrédients qui me plaisent : le fantastique poétique. Il y a une sorte d’étrangeté qui génère plus de la curiosité que de la peur. Après la Révolution russe, le diable arrive à Moscou sous la forme d’un homme. Il est magicien et il est accompagné d’un sbire à la chevelure rousse et d’un gros chat qui parle. Boulgakov a mis vingt-cinq ans à écrire ce livre et c’est une œuvre inachevée. Il a réussi à contourner la censure, à louvoyer. J’ai lu beaucoup de choses sur lui. Je pourrai mettre à ses côtés John Fante ou Garcia Márquez.
Il y a aussi une influence que j’ai retrouvée très tard. Cela fait partie des images traumatiques, celles qui marquent et, pour moi, ce sont les images d’Ivan Bilibine. Je l’ai découvert lors de la réédition de contes traditionnels réécrits par Luda. Bilibine les a illustrés sous l’influence du courant Art déco russe. C’est un dessin somptueux, dans le trait, la mise en couleur. J’avais dix ans quand j’ai découvert son travail par le biais de ma grand-tante qui récupérait des livres. Je n’ai pas lu les contes, mais j’ai regardé les images. Le temps est passé et je les ai oubliées. Une fois devenu illustrateur, je suis tombé sur une réédition de Bilibine parue aux éditions du Sorbier. Cela a provoqué chez moi une grande émotion. Récemment, j’ai illustré un conte de Franck Prévot et j’ai "fait" mon Bilibine à ma petite échelle, ce que j’avais déjà fait pour le Bestiaire fabuleux (texte de Maxime Derouen, éd. Gautier Languereau). Bilibine a une justesse de l’image. Il était habité par les histoires qu’il illustrait.
"Plus j’avance dans ma capacité à comprendre le dessin, plus j’avance vers ce dont je rêvais quand j’étais petit."
Vos exigences de lectures engendrent-elles une exigence dans votre travail de création ?
R.L. : Je n’ai aucune prétention, mais il y a une chose que je sais : faire de mon mieux à chaque fois avec les moyens que j’ai sur le moment. Dans le champ artistique qui est le mien, j’ai l’impression que l’on progresse toute notre vie. Cela me fascine, car cela ouvre des possibles que je me serais interdits avant. Plus j’avance dans ma capacité à comprendre le dessin, plus j’avance vers ce dont je rêvais quand j’étais petit. Alors, je pourrais peut-être un jour illustrer un livre comme Le Maître et Marguerite. Ce qui m’empêcherait de le faire, c’est l’économie du livre. La réalité du métier est un peu triste, il y a des techniques de création qui ne sont plus rentables. Il faut se réinventer pour faire face à ce durcissement. Les grands rêves de création sont un peu enterrés à cause de ça. Et puis je ne fais que les projets que j’aime. Sans cette condition, je ne pourrai pas les faire. Il y a beaucoup de façon d’exercer notre métier, mais j’ai la prétention de participer à la littérature de jeunesse et non à un produit (ce qui n’est pas forcément péjoratif), c’est-à-dire que j’ai la volonté de faire des œuvres qui partent d’une envie d’un auteur pour arriver jusqu’au lecteur.
Quel pouvoir ont le livre et la lecture pour vous ?
R.L. : Mon rapport premier au livre reste — et ça l’était déjà quand j’étais gamin — la bande dessinée. À l’époque, ce n’était pas considéré comme de la lecture. Le livre est un support ultra puissant. L’objet, ce qu’il contient, est puissant, car la bulle que cela génère quand on est dans la lecture est unique. Quand tu es lecteur, tu es acteur parce que les images, c’est toi qui les produis. C’est une construction intérieure. Et je crois que les livres peuvent changer la vie de quelqu’un, son regard sur le monde et je suis très fier de pouvoir m’exprimer dans ce support. Aussi parce que les rencontres que provoquent les livres sont importantes et le public de lecteurs s’agrandit.
Les livres m’accompagnent dans ma perception de l’humanité. Quand on est lecteur, il y a quelque chose de l’ordre de l’éthique qui s’édifie. Cela se répercute sur notre façon d’être, nous sommes le résultat de nos lectures. Cela nous met dans un état de connexion avec le sens des mots, avec la pensée complexe, c’est un chemin. Pour moi, les rencontres scolaires sont très importantes, pas tant pour partager les livres que l’on aime, mais pour se dire que cela peut avoir des répercussions : les enfants comprennent qu’ils peuvent se nourrir eux-mêmes. Je crois sincèrement que les gens éloignés de la lecture sont plus facilement manipulables parce que la lecture permet inexorablement de développer le sens critique. Les livres ont une influence sur soi, sur nos émotions, c’est évident.