Latche : Mitterrand et la maison des secrets
Il y a quarante ans François Mitterrand accédait à l'Élysée, ponctuant un parcours débuté dans sa Charente natale et marqué ses trente dernières années par des séjours répétés dans sa maison de Latche, dans les Landes. Coauteur au Seuil avec Jean-Pierre Tuquoi de Latche : Mitterrand et la maison des secrets, Yves Harté, prix Albert-Londres en 1990 et qui a longtemps travaillé à Sud Ouest, raconte à Prologue les souvenirs de ce lieu loin de Paris mais qui a abrité tous les secrets politiques, familiaux et sentimentaux de l'ancien président.
Isolée dans la forêt landaise et d'apparence banale, la maison de Latche a pourtant été un lieu d'influence pour Mitterrand, où se sont dénouées des difficultés politiques et diplomatiques majeures. Qu'est-ce que Latche offrait de plus que l'Élysée de ce point de vue ?
Yves Harté : C'est François Mitterrand lui-même qui, en façonnant le lieu, s'est rendu compte que celui-ci se prêtait à ces jeux de pouvoir. À Latche, il pouvait se montrer sur un terrain qui était parfaitement inhabituel, loin des fastes de l'Élysée et d'un protocole en quelque sorte monarchique. Il y avait certes une part de calcul dans ces invitations landaises, notamment pour faire avancer des dossiers sensibles, mais Mitterrand faisait aussi preuve de sincérité, en se montrant tel qu'il était véritablement dans son intimité. Quitte à bousculer le protocole, ce qui a donné lieu à des scènes cocasses, comme lors de la réception de Gorbatchev en octobre 1991 : Mitterrand invite le leader soviétique et son épouse à dormir à Latche et non comme prévu à l'hôtel du Palais, à Biarritz, ce qui contraint la délégation à investir les dortoirs des kayakistes de Soustons !
François Mitterrand a connu d'autres maisons, à Hossegor notamment, mais surtout celles de son enfance, à Jarnac et à Nabinaud (le domaine de Tout-Vent). Est-ce qu'il y avait une forme de synergie, de répartition des visites, entre Latche, Jarnac et Tout-Vent ?
Y.H. : Il n'y avait pas de rôles dévolus à ces différentes maisons parce que Tout-Vent a été vendue très tôt et que Jarnac a été occupée par l'une des sœurs de François Mitterrand, Colette Landry. Il revenait assez peu à Jarnac contrairement aux visites régulières chez son frère, qui avait repris l'entreprise familiale de fabrique de vinaigre, où il aimait prendre des décisions. En-dehors de Latche, où il vivait, la maison qui a joué un rôle important dans sa vie était incontestablement celle de Nabinaud, au sein du domaine de Tout-Vent, qui a appartenu à son grand-père. Loin de Jarnac et des terres du Cognac, Tout-Vent est un lieu presque périgourdin, dominant la vallée de la Dronne et ses côteaux calcaires. Quand, avec le coauteur du livre Jean-Pierre Tuquoi, je me suis rendu à Tout-Vent, nous avons compris à quel point le lieu a construit le caractère terrien de Mitterrand. Il a cherché toute sa vie à retrouver ce rapport à la nature, un lien qu'il a nourri à Latche avec les arbres et les animaux.
"Il y a installé l'une de ses nombreuses bibliothèques, à savoir celle de ses livres de poche, mais aussi des grands classiques, des ouvrages de son enfance, de géographie ou d'autres plus spirituels."
Vous évoquez dans le livre la bibliothèque de François Mitterrand dans sa propriété de Latche. Quelles étaient ses lectures, passait-il beaucoup de temps à lire, à écrire ?
Y.H. : Latche était à l'origine composée d'un bâtiment d'habitation et d'une bergerie. Il a fait de cette dernière son domaine, son donjon réservé. Avec ses grands murs blancs et l'immense tronc d'arbre taillé à la hache pour supporter la charpente, le lieu est d'une simplicité monacale. Il y a installé l'une de ses nombreuses bibliothèques, à savoir celle de ses livres de poche, mais aussi des grands classiques, des ouvrages de son enfance, de géographie ou d'autres plus spirituels. François Mitterrand a simplement complété la pièce d'un lit, d'un minuscule cabinet de toilette et d'un bureau sommaire sur lequel se trouvait un téléphone relié à l'Élysée. Le seul élément qui tranche avec cette étonnante sobriété est un globe de Fernand Pouillon, inspiré des globes de Coronelli offerts à Louis XIV. On peut y voir un portrait presque d'apparat de Mitterrand et tous les lieux représentés avec lesquels il entretenait un lien particulier : Solutré, Château-Chinon, Jarnac, Tout-Vent (Nabinaud) et Latche !
Que devient aujourd'hui la maison de Latche, est-il prévu de l'ouvrir au public ?
Y.H. : Le livre est justement né d'un événement que nous avons organisé en 2019, Jean-Pierre Tuquoi et moi, avec le soutien de Sud Ouest, du Conseil régional de Nouvelle-Aquitaine et de l'Université de Bordeaux : les Rencontres du progrès. Autour de cette thématique du progrès, ont échangé à Latche pendant trois jours des intellectuels, journalistes, femmes et hommes politiques. À l'occasion de la manifestation, Gilbert Mitterrand, qui est aujourd'hui le propriétaire du domaine, a souhaité ouvrir à quelque 600 personnes ce lieu chargé de la mémoire de son père.
On assiste encore aujourd'hui à une profusion littéraire autour de François Mitterrand, qui s'étend à des formats illustrés (tout récemment Mitterrand et ses ombres, album de Jeanne Puchol et Patrick Rotman, Delcourt, avril 2021). Pourquoi fascine-t-il encore aujourd'hui ?
Y.H. : Je crois que François Mitterrand suscite à la fois de la fascination et de la détestation. La première raison pour laquelle il provoque de l'intérêt et ne sombre pas dans un oubli lénifiant est qu'il est le dernier des présidents monarques. Il est le dernier président d'une France davantage souveraine par rapport à l'Europe, ce qu'il a paradoxalement contribué à inverser en soutenant le traité de Maastricht. Mitterrand s'est finalement inscrit dans la lignée gaullienne en incarnant un pouvoir qu'il avait auparavant critiqué dans son livre pamphlet Le Coup d'État permanent.
Une autre raison qui explique cet intérêt est l'extrême complexité du personnage. Même si elle débute sous Vichy, la Résistance de Mitterrand est indéniable et d'un courage inouï. Il montre ensuite des aptitudes extraordinaires pour arriver au pouvoir et s'y maintenir, celles d'un orfèvre en rouerie politique. À cela s'ajoute l'écheveau insensé avec lequel il a construit ses relations amoureuses, amicales et personnelles. Je ne sais pas si une telle personnalité, si complexe, pourrait être comprise à notre époque, je ne le crois pas à vrai dire.
Latche : Mitterrand et la maison des secrets
Yves Harté et Jean-Pierre Tuquoi
Éditions du Seuil
Avril 2021
240 pages
18 euros
EAN : 9782021434651