Laurence de la Fuente ou l’écriture en rhizome
D’abord intitulé "Résider", le projet d’écriture sur lequel Laurence de la Fuente a travaillé pendant sa résidence au Chalet Mauriac et à La Prévôté, entre août et octobre 2021, vient de paraître aux éditions de l’Attente, sous le titre de Domiciles fantômes. De manière polyphonique, elle y revisite des adresses où elle a vécu et écrit et, dans le même temps, nous transporte vers d’autres lieux de vie, ceux d’Antonio Lobo Antunès, de Marie Shellley ou de Paul Auster, etc., les écrivains qui accompagnent son travail de dramaturge et de metteuse-en-scène. Une manière de chercher si, dans ses impermanences1 à habiter et à s’enraciner, où seules perdurent les ombres et les absences, "l’écriture [serait] la solution de continuité" ?
Entrer dans Domiciles fantômes, c’est se retrouver arrimé aux meilleurs compagnonnages littéraires. Celui, tout d’abord, de l’écriture des listes et des inventaires pratiquée par les Oulipiens en général et par Georges Perec en particulier, notamment avec la parution en avril dernier, aux éditions du Seuil, de Lieux2, le projet d’écriture que ce dernier a mené pendant 12 ans sur 12 lieux parisiens attachés à son histoire personnelle. Domiciles fantômes, on y reviendra, y chemine en parallèle.
Un autre compagnonnage que Laurence de la Fuente nomme d’ailleurs dans l’entretien qu’elle a mené au Chalet Mauriac, avec Françoise Valéry3 en novembre 2020, est celui de sa proximité avec Fictions, l’œuvre de l’argentin Jorge Luis Borges. On est en effet d’emblée plongé dans un labyrinthe de lieux, de personnages et d’événements et pas si loin de contrées imaginaires. Borges étant, ajoute-t-elle dans cet entretien, "un des auteurs qui n'a jamais cessé de [l’]accompagner […] par cette façon [qu’il a] de semer le trouble sur le réel même de la langue".
"Trouble sur le réel" est en effet ce qui émerge dès la lecture des premières adresses auxquelles nous sommes conviés, puisque la question de "qui parle" s’impose immédiatement. Laurence de la Fuente glisse du "je", au "tu, en passant par le "nous" ou le "on". Cette polyphonie vient du fait qu’elle déroule et décrit les adresses où elle a vécu et écrit, auxquelles elle ajoute, en les fictionnant à partir de ses recherches, des adresses liées à sa famille, comme notamment la maison du 68 bis, calle de la Fuente en Espagne où sa grand-mère a vécu, reconstruisant sa vie entre 1936 et 1939. Elle fictionne également des lieux attachés à la vie et à l’écriture de certains écrivains, avec lesquels elle converse, les tutoyant pour certains, créant une connivence avec eux, imaginant par exemple la nostalgie qu’Antonio Lobo Antunes conserva toute sa vie pour sa maison en Angola ; la paix enfin (presque) retrouvée de Maria Casarès à la suite de l’achat de sa maison, le domaine de la Vergne, après le décès brutal de Camus ; ou encore la réclusion du poète Joë Bousquet qui, à cause d'une blessure par balle dans la colonne vertébrale, a été immobilisé sur son lit où il a écrit le reste de sa vie… Cela crée pour chaque lieu les pages d’un album sur lequel les images de cette mémoire réinventée, souvenirs personnels ou fragments de vie, viennent s’incarner. On pourrait presque entendre parfois, entre les pages, le bruit de la caméra Super 8 qui tourne…
Un dernier écho, peut-être, à défaut d’un réel compagnonnage, renvoie à Édouard Glissant et à son principe du "livre-rhizome4". Ce dernier, écrit-il, "n’est pas fait d’unités mais de dimensions ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. […] Le rhizome n’est fait que […] de stratification comme dimensions et aussi de ligne de fuite ou de déterritorialisation comme dimension maximale d’après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose […] en un système acentré, non hiérarchique […], défini par une circulation d’états. Il est la racine qui s'étend en allant à la rencontre d'autres racines et qui prolifère […] sans renoncer à être elle-même".
C’est ainsi que l’ouvrage est construit sur un assemblage d’abord thématique, regroupé sous les chapitres "adresses imprécises" et "une adresse exceptionnelle", pour se déployer ensuite par ordre numérique, du n°1 de la rue du Petit-Bois où vivaient ses grands-parents, jusqu’au 441 Milledgeville en Géorgie dans la ferme coloniale en cyprès noirs de Mary Flannery O’Connor. Le fait que cet inventaire ne soit pas classé chronologiquement donne au départ une impression erratique, alors même que la quatrième de couverture nous en a prévenus : "les lieux deviennent des microfictions [qui] lancent des passerelles entre passé et présent". Peu à peu, toutefois, chaque adresse offre sa caisse de résonnance temporelle : soit personnelle comme "l’appartement de la naissance de l’enfant", soit événementielle comme "l’écroulement des Twins Towers", "les manifestations anti-Devaquet", "la série Twin Peaks"... Et c’est cette infinité de variantes qui fait corps, s’opposant ainsi à l’infinité de mouvements – un appartement en remplaçant un autre –, échappant de fait audacieusement, à la tentation généalogique… Et comme en contrepoint, Perec écrivait ceci à Maurice Nadeau à propos de son projet Lieux justement : "Le temps s’accroche à ce projet, en constitue la structure et la contrainte ; le livre n’est plus la restitution d’un temps passé mais la mesure du temps qui s’écoule [lié] au temps de l’écriture".
Car ce dont il est surtout question ici c’est d’écriture. L’ordre dans lequel les faits se déroulent n’est pas ici ce qui fait sens pour écrire. Le fait que ça ait existé "là" est en soi "la" matière à écrire. Soit : les lieux comme moteurs de l’écriture romanesque. Poussant encore plus loin, Laurence de la Fuente prête même sa plume à Lovecraft qui se questionne : "Je me demande parfois dans mes déambulations […] si les lieux nous révèlent à nous-mêmes ou si seules nos présences les font exister" ? Soit : l’écriture comme moyen de se constituer un ensemble rhizomique, en voyageant en compagnie des écrivains pour lesquels l’errance, l’exil ou la tentative de s’ancrer quelque part, comme pour elle, est un des puissants moteurs de l’œuvre.
"Me reste l’espoir
Que comme toi
Je me fixe
Cette année
Dans l’écriture
Dans un nouveau lieu
Que je découvre
Un endroit
Qui me retienne".
Extrait du poème adressé à Paul Auster, page 38.
1 Comme l’évoque Eduardo Berti qui signe la préface de Domiciles fantômes.
2 Georges Perec, Lieux, éditions du Seuil, 608 pages, avril 2022. https://www.seuil.com/ouvrage/lieux-georges-perec/9782021114096
3 « Faire parler les fantômes », entretien au chalet Mauriac, entre Laurence de la Fuente et Françoise Valéry, co-directrice des éditions de l’Attente, le 15 novembre 2020 : https://prologue-alca.fr/fr/actualites/faire-parler-les-fantomes
(Photo : Centre international de poésie Marseille)