Laurent Audouin : "L’opportunité de sortir de ma bulle"
L’illustrateur Laurent Audouin, lauréat 2023 du Salon Du sang sur la page de Saint Symphorien, a bénéficié d’une résidence au Chalet Mauriac du 21 mai au 23 juin. Il s’est très aimablement prêté au jeu des questions-réponses pour nous faire part de cette expérience inédite pour lui.
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J’ai l’impression que cette résidence est tombée à point nommé dans un emploi du temps légèrement surchargé…
Laurent Audouin : À point nommé, oui, sans doute ! Dire que mon emploi du temps est surchargé pourrait apparaître comme un euphémisme puisqu’en effet j’ai été assez présent sur différents salon ses derniers temps et que les dates se sont enchainées. Mais ce qui paraît aux yeux de certains comme un peu frénétique me semble plutôt correspondre à mon rythme habituel. Même si je ne suis pas en rencontre ici ou là, mes journées de travail sont très remplies, le rythme toujours assez soutenu et je ne m’accorde que très rarement une pause.
Cette résidence a-t-elle ressemblé à une pause ?
L. A : Oui et non. Être invité à Saint Symphorien dans ce lieu prestigieux, chargé de mémoire et de symboles, est d’abord pour moi une forme de reconnaissance. Reconnaissance du travail effectué, reconnaissance d’un parcours aussi et l’invitation au Chalet Mauriac m’a empli de gratitude et de fierté. C’est une pause dans la mesure où c’est un changement par rapport à mon quotidien mais je viens avant tout pour travailler et avancer sur le quinzième tome des Aventures fantastiques de Sacré-Cœur ; Amélie Sarn, l’autrice avec laquelle je travaille depuis Les fantômes du Père Lachaise, première aventure de Sacré-Cœur parue en 2011, a finalisé le scénario, nous avons validé ensemble le story-board et il me reste à mettre tout ça en images. Je souhaite aussi travailler au troisième tome de ma série documentaire Les Dingodocus. La résidence n’est donc pas une pause à proprement parlé mais il s’avère, puisqu’elle touche à sa fin, qu’elle m’a apporté plus que je n’aurais imaginé peut-être…
Vous redoutiez ce changement de lieu qui induit forcément un changement de routine voire de rythme ?
L. A : Je crois que je ne voulais pas me l’avouer, mettant plus en avant comme je le disais la reconnaissance que cela induisait de la part de la profession, du monde du livre, de me la voir proposée. Jamais je n’avais cherché à décrocher la moindre résidence et ce, pour plusieurs raisons, la première étant que j’ai la chance d’avoir un espace de travail idéal, qui me convient tout à fait et dont je ne cherche pas à m’évader comme cela peut arriver parfois à des artistes qui ont besoin d’un temps et d’un lieu en dehors de leur quotidien pour mener à bien un projet. Je vis de mon travail depuis 30 ans, je mets un point d’honneur à ce que mes contrats d’édition et les ventes qui en découlent soient l’essentiel de mes revenus et c’est aussi pour ça que je suis vissé à ma table de travail du matin au soir. Donc je n’avais ni l’envie, ni le besoin de solliciter une résidence. Et oui, j’avoue avec le recul que le fond d’anxiété chronique avec lequel je cohabite s’est quelque peu manifesté au début mais tout s’est très bien passé (rires).
J’ai souvent l’impression qu’en travaillant sur un projet, j’entre dans un tunnel avec pour toute lumière à l’arrivée le travail accompli et le manuscrit rendu en temps et en heure à l’éditeur. Je ne suis pas du genre à être en quête d’imprévu ou d’aventures ! Cette résidence m’a donné contre toute attente l’opportunité de sortir un peu de ma bulle je l’avoue plutôt protectrice et de retrouver des sensations ou plutôt des désirs que je n’avais pas ressentis depuis longtemps ou que, sans doute, je ne m’étais pas autorisé à laisser s’exprimer. L’envie de reprendre un carnet de dessins par exemple et de dessiner pour le seul plaisir est née au Chalet notamment. Mon carnet de croquis dormait depuis au moins trois ans, et peut-être l’architecture du Chalet Mauriac n’y est-elle pas étrangère, j’ai pris plaisir à m’approprier les lieux en les dessinant, à y glisser mes différents personnages. Pour moi qui aime particulièrement dessiner les monuments de Paris et les bâtiments d’une manière générale, ce lieu a été plus qu’inspirant…
C’est vrai qu’une résidence signifie aussi se couper pour un temps de ses amis et de sa famille en plus de ses éventuels rituels ou de sa routine, plus ou moins conscients. Dans la chambre numéro 4 que j’ai investie au Chalet, j’ai vite réintroduit les habitudes de travail : fenêtre ouverte à 6h (sur les arbres du parc et son ambiance de chants d’oiseaux) et lumière éteinte vers 1h. Mais je suis un peu sorti du tunnel d’autant que les rencontres scolaires, les ateliers, étaient là aussi comme autant de respirations. Ce sont des moments qui me nourrissent énormément, qui donnent du sens à mon travail. La transmission auprès du jeune public est un vrai bonheur pour moi et je m’y adonne avec passion.
Mon appréhension se situait plutôt autour des questions de cohabitation et de gestion de la vie quotidienne avec la petite communauté que forme une résidence d’auteurs. Une résidence n’est pas un hôtel en pension complète où l’on se met les pieds sous la table ! Sans surprise, la cuisine s’est vite avérée être le lieu de rencontre et de partage, plus encore que la (pourtant sublime) bibliothèque ! Un bon moyen pour découvrir les « co-locataires » de la résidence, d’apprendre à les connaître, de les laisser s’exprimer sur leurs parcours respectifs ; à chacun ensuite de trouver sa place mais on a tout à gagner à être ouvert et à se nourrir d’autres projets, d’univers créatifs différents. Mon meilleur souvenir restera ces échanges entre nous tous et aussi le formidable accueil d’Aimée Ardouin et la présence de Gaëlle (l'intendante du Chalet, ndlr), toujours là, précieuse, attentionnée et discrète.
Donc cette première résidence a été une expérience concluante ?
L. A : Oui, sans hésiter ! Je ne suis pas du genre à verser dans l’introspection mais elle m’a permis de retrouver pleinement non seulement le plaisir du dessin, en dehors d’un projet éditorial stricto sensu, mais elle a aussi relancé en moi des désirs de nouveaux projets, notamment en solo. J’ai déjà mené à bien des projets en solo, notamment cette série de documentaires un peu loufoques, les Dingodocus édités par Nathan, (clin d’œil au Dingos-dossiers de Gotlib qui m’ont évidemment marqué) que j’ai poursuivie au Chalet. J’y ai expérimenté une tout autre forme d’illustration, volontairement maladroite, mais avec un réel souci d’apporter des éléments sérieux quant au texte.
Je crois par ailleurs qu’Amélie Sarn préfèrerais que je fasse un projet solo plutôt qu’avec une autre scénariste (rires). Il faut dire que notre équipe de duettistes fonctionne à merveille (en tout cas, de notre point de vue) ! C’est une vraie collaboration, où chacun amène des idées et nos échanges ressemblent bien souvent à d’effrénées parties de ping-pong verbal où, comme des enfants qui jouent à "on dirait que…", nous brodons avec une certaine jubilation les aventures de notre petit personnage autour de vrais faits divers que je vais chercher dans les journaux du début du XXème siècle. Amélie fait un très beau travail d’écriture qui permet finalement à un lectorat assez large de trouver son plaisir à la lecture des albums de Sacré-Cœur. Paris ne manquant pas de lieux inspirants et emblématiques pour nous servir de décor et cette période de la Belle-Epoque regorgeant de faits divers incroyables, nous sommes loin d’être à court d’idées pour poursuivre les Aventures fantastiques de Sacré-Cœur.
Quelles sont les influences qui vous ont amené à la création de cette série ?
L. A : Il y a d’abord eu une envie commune de vraiment travailler ensemble avec Amélie. A la demande des éditions Milan, j’avais illustré un de ses textes à l’occasion d’une nouvelle édition (Mon papa flingueur, Milan 2009). Elle avait apprécié mon travail et très vite nous nous sommes trouvé des centres d’intérêt communs, notamment autour de cette période historique (la Belle époque) et un goût certain pour le fantastique. Nous rapproche aussi une certaine vision de la narration, de la façon dont nous souhaitons faire avancer un récit. En ce qui me concerne, j’ai été marqué à jamais par les toutes premières pages d’Adèle et la bête de Tardi, ces sublimes pages de prologue, sans texte, qui embarque l’imaginaire avec une force rarement voire jamais égalée. Sans vouloir me comparer à ce monument de la bande-dessinée et de l’illustration qu’est Tardi, il m’arrive de me demander ce qui restera de mon travail, de ces centaines d’ouvrages déjà à mon actif. Ce qui reste, c’est ce qui compte, non ? Peut-être que travailler sans relâche est un moyen d’échapper un peu à cette question… C’est en tout cas pour moi le moyen de faire de mon mieux.