Le livre dans l’Union européenne : quand le prix du livre est libre
Troisième et dernier périple européen, une traversée des pays où le prix du livre est totalement libre : Danemark, Finlande, Irlande, Lituanie, Suède, Roumanie, République Tchèque, auxquels nous devons ajouter la Bulgarie, Chypre, Croatie, Estonie, Lettonie, Luxembourg, Malte. Le prix du livre y est différent dans le temps et d’un point de vente à l’autre. Et c’est le libraire ou le détaillant qui fixe le prix et sa remise.
Les pays où le prix du livre est libre sont les plus nombreux : plus de 50 % des pays de l’Union européenne n’ont pas de loi ou de dispositif réglementaire. En observant d’un peu plus près les principes économiques ou l’histoire politique des pays, on distingue deux ensembles : d’une part, les pays qui ont adopté un prix unique puis qui l’ont abandonné ; d’autre part les anciens pays du bloc soviétique, passés d’une économie étatique à une économie capitaliste et libérale.
Dans le premier groupe, nous avons le Danemark dont la loi sur le prix unique a été abrogée en 2006 ; la Finlande où le prix du livre est libre depuis 1971 (soit depuis 48 ans) ; l’Irlande où le prix fixe a été abandonné en 1995 ; le Luxembourg, enfin la Suède où le prix est libre depuis 1976 (depuis 43 ans).
Ce dernier pays a connu de grands bouleversements ces dernières années. Deux grandes maisons d’édition ont fait faillite (ICA-förlaget et Wahlströms) et des éditeurs de littérature générale ont vu leurs chiffres d’affaires en forte baisse. Depuis une dizaine d’année, la diffusion du livre s’est profondément transformée en Suède. On observe d’un côté une baisse régulière du nombre de librairies traditionnelles en dehors des centres urbains. Tandis qu’on assiste à une concentration par la fusion des deux principales chaînes en 2013 : la chaîne de librairies Bokia domine désormais le marché de la vente du livre avec 108 points. Elle a également racheté une librairie en ligne pour asseoir sa présence sur Internet et l’e-commerce.
"S’il est défendu par la profession, le principe de la libre concurrence pose des problèmes : les éditeurs sont préoccupés par les difficultés des librairies traditionnelles."
En Suède, les ventes en ligne prennent une place de plus en plus importantes : en 2017, elles représentent 22 % du volume total des ventes (+ 9 % par rapport à 2016), alors que les librairies accusent une baisse de 6 % de leur CA, subissant les pratiques de prix agressives des sites d’e-commerce. Des accords entre éditeurs et libraires se sont succédé au gré des évolutions du marché, mais ont été abandonnés. S’il est défendu par la profession, le principe de la libre concurrence pose des problèmes : les éditeurs sont préoccupés par les difficultés des librairies traditionnelles.
On retrouve les mêmes inquiétudes au Danemark où les librairies subissent la concurrence des librairies en ligne et de la grande distribution depuis 2002 – c’est à partir de cette année qu’elles ont perdu le monopole des ventes de livres – même si elles restent le premier canal (31 % de la valeur des ventes). En Finlande, d’après le Nordic Book Report, le nombre de librairies a fortement diminué depuis la suppression du système de prix fixe. De plus, la librairie traditionnelle subit la concurrence de nombreux autres points de vente comme les kiosques, supermarchés, stations essence… En Irlande, le débat autour de la loi sur le prix unique refait surface.
Considérons maintenant le deuxième ensemble de pays dont le passé a été assujetti à l’Union soviétique : les pays baltes avec la Lituanie, l’Estonie et la Lettonie, ces trois pays ayant connu un parcours très similaire.
La Lituanie, comme ses voisines baltes, a été sous le joug de l’Union soviétique pendant une longue période, de 1945 à 1990, pendant laquelle l’économie a été collectivisée. Elle a été le premier pays à s’affranchir de ses liens avec l’URSS. Après une grave crise économique, le pays a alors entamé une profonde transformation politique, sociale et économique. La Lituanie est passée à une économie de marché avec une libéralisation de tous les secteurs, y compris celui de l’édition : les maisons d’édition d’État disparaissent, les maisons d’édition privées se créent et le secteur se développe. Dans ce contexte, la Lituanie n’a pas de prix fixe. Les remises sont importantes et les prix très variables d’un détaillant à l’autre. La crise économique et financière de 2009 a marqué un coup d’arrêt et a provoqué des mouvements de concentration dans la librairie : deux grandes chaînes de librairies dominent le marché du livre et il reste très peu de librairies indépendantes en Lituanie.
"La loi roumaine impose aux éditeurs de payer un 'timbre littéraire', soit 2 % du prix du livre, une taxe versée à l’Union des écrivains roumains."
Comme les pays baltes, la Roumanie a été sous domination soviétique avec un régime communiste très dur pendant 45 ans, puis a connu le passage à l’économie de marché. Si le prix du livre y est libre, toutefois une loi impose aux éditeurs de payer un "timbre littéraire", soit 2 % du prix du livre, une taxe versée à l’Union des écrivains roumains datant de la période communiste et qui rassemble plusieurs milliers d’écrivains. Si le secteur de l’édition est plutôt florissant ces dernières années (il y a eu une baisse de la TVA en 2016), la librairie a quasiment disparu des petites villes et villages, conséquence de la concurrence de plus en plus forte des librairies en ligne qui appliquent de fortes remises et de la grande distribution.
Même parcours pour la République tchèque et même constatation : une concentration du secteur, un réseau de librairies indépendantes qui s’affaisse pour les mêmes raisons. Pour parachever ce périple européen, il faut ajouter à ces deux ensembles, les pays plus récemment intégrés à l’UE : Bulgarie, Chypre, Croatie, Malte, dont nous avons peu ou pas d’indicateurs disponibles et fiables concernant le secteur du livre.
"Dans un pays où le prix fixe existe, le réseau des librairies est plus dense, harmonieusement réparti sur le territoire."
Prix fixe ou liberté des prix, que retenir de ce tour d’horizon ?
Premièrement, tout dépend de la valeur symbolique et culturelle qu’un État attribue au livre, et dont découlent le statut et le niveau de protection qu’il lui octroie. Ensuite, on constate que dans un pays où le prix fixe existe, le réseau des librairies est plus dense, harmonieusement réparti sur le territoire, la librairie traditionnelle résiste mieux aux assauts de la grande distribution et de l’e-commerce, même si elle doit redoubler d’efforts et d’imagination pour dégager de la valeur ajoutée. On sait que la librairie est le commerce qui a le plus faible taux de rentabilité et qu’elle doit lutter contre notamment la hausse des loyers en centre ville. Il semble aussi que la concentration du secteur de l’édition et de la librairie est plus à l’œuvre dans des pays où le prix est libre : c’est logique dans la mesure où la concurrence parfois rude impose une force de frappe.
En guise de conclusion, osons quelques chiffres sur le secteur du livre au niveau européen : 22 milliards d’euros de chiffre d’affaires des éditeurs européens, 36 à 40 milliards de CA total des ventes de livres, 575 000 nouveautés chaque année (chiffres de 2015 de la Fédération des éditeurs européens). Le marché européen du livre est sans conteste très dynamique, sans oublier que l’Europe rassemble une bonne poignée de groupes éditoriaux parmi les plus importants au monde.
https://www.fep-fee.eu/
Chiffres clés
Danemark (5,7 millions d’hab. en 2017) – Chiffres de 2017 :
Nombre d’éditeurs actifs : 800 (50 % publient moins d’un titre par an)
Nombre de titres publiés : 18 771 dont 15 282 sont des nouveautés (– 26 %)
CA de l’édition en € : 230 millions toutes catégories confondues (+ 2 %), 43 millions de CA pour le numérique (18,5 % du CA de l’édition)
Canaux de vente : 31 % en librairies, 17,2 % en ligne, 9,2 % en supermarché
TVA : 25 % pour le livre papier et numérique (c’est un des plus haut taux de TVA sur le livre dans le monde) : l’association des éditeurs danois et celle des auteurs danois se mobilisent pour conduire les pouvoirs publics à réduire le taux de TVA
Finlande (5,5 millions d’hab. en 2017) – Chiffres 2017 :
Nombre d’éditeurs actifs : ± 100 (membres de l’Association des éditeurs finlandais, 75 % du CA)
Nombre de titres publiés : 10 369 (+ 5 %) en finnois (81 %) et en suédois (4,5 %)
CA de l’édition en € : 151,5 hors manuels scolaires (qui représentent 41 % du CA) , 256,6 millions toutes catégories confondues (+ 5,2 %)
Nombre de librairies : 239 (en 2014)
Chiffres des canaux de vente : 37,5 % par les grossistes, 37,1 % en librairie
TVA : 10 % Pour le livre papier, 23 % pour le livre numérique
Lituanie (2,8 millions d’hab. en 2015) – Chiffres 2015 :
Nombre d’éditeurs actifs : 502
Nombre de titres publiés : 3 410 (3,6 %)
CA de l’édition en € : 130 millions (en 2012), – de 2 % pour le livre numérique
Prix moyen du livre en € : 9
Nombre de librairies : ± 143
Chiffres des canaux de vente : librairies et chaînes de librairies, ventes en ligne (tendances)
TVA : 9 % pour le livre papier, 21 % pour le livre numérique
Roumanie (19,6 millions d’hab. en 2017) – Chiffres
Nombre d’éditeurs actifs : ± 60 dont une poignée d’éditeurs de taille moyenne et quelques grands éditeurs ou groupes
CA de l’édition en € : 62,68 pour l’édition généraliste (+ 18 %)
Prix moyen du livre en € : entre 7 et 10 € pour les grands formats, 5 et 7 € pour le poche
Nombre de librairies : – de 300
TVA : 5 % pour le livre papier depuis 2016 (9 % auparavant), 19 % pour le livre numérique (24 % avant 2016)
République tchèque (10,6 millions d’hab. en 2017) – Chiffres 2017 :
Nombre d’éditeurs actifs : 2 151 (+ 269 maisons d’éditions en 2017), seuls 156 éditeurs ont publié plus de 20 titres
Nombre de titres publiés : 15 300 dont 50 % de titres universitaires (non distribués en librairie)
CA de l’édition en € : 310 millions, les livres numériques représentent 1,7 % du CA éditeurs
Nombre de librairies : entre 500 et 550, dont 200 appartiennent à de grandes chaînes
TVA : 10 % pour le livre papier (depuis 2014, après plusieurs hausses), 21 % pour le livre numérique (une réduction est attendue en 2019)
Suède (10,1 millions d’hab. en 2017) – Chiffres 2017 :
Nombre d’éditeurs actifs : 250
Nombre de titres publiés par an : 7 326 nouveautés tous formats confondus (+ 23 %)
CA de l’édition en € : 173 millions (+ 3 %) , dont 2 % pour les livres numériques
Prix moyen du livre en € : 12 € pour les grands formats
Nombre de librairies : 280 membres de l’Association suédoise des librairies
Chiffres des canaux de vente : librairies et chaînes de librairies, ventes en ligne (tendances)
TVA : 6 % pour le livre papier (depuis 2002), 25 % pour le livre numérique
Sources documentaires :
Bief (Bureau international de l’édition française) www.bief.org avec le concours des associations, fédérations et organismes représentatifs du secteur du livre de chaque pays européen.