Le peintre inspirant le dessinateur
Pour sa première résidence d'écriture, l’auteur de bande dessinée Thibaut Lambert a été accueilli au Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien, ce printemps 2021. Venu travailler sur un projet mettant en scène le peintre naïf Henri Rousseau, il a mis à profit ces quatre semaines d’immersion artistique dans un environnement naturel verdoyant propice à son inspiration…
Thibaut Lambert semble faire partie de ces auteurs qui travaillent à l’instinct, qui se laissent porter par leurs émotions, par les rencontres. Mais aucun dilettantisme dans cette approche, plutôt une nécessité ou une évidence : Thibaut Lambert dessine et raconte des histoires parce que "c’est cela qu’il a besoin de faire", comme il le dit à propos du peintre Rousseau, personnage sur lequel il travaille actuellement. Le bédéiste ne semble pas avoir de doutes sur ses motivations, sur les raisons qui le poussent à faire ce métier. Peut-être parce que l’écriture et le dessin lui permettent d’exprimer des sentiments, des émotions qu’il ne saurait dire autrement ? Ou de chercher des réponses ? Il va ainsi creuser un sujet pour tenter de cerner une question qui le touche et le révolte en même temps : "Je ne choisis pas mon sujet, cela part souvent d’un ressenti et d’une incompréhension. Par exemple, pour De rose et de noir, qui parle de violences conjugales, le personnage qui a inspiré Manon est une amie. Un soir, elle m’a raconté son histoire. Je ne comprenais pas comment on peut en arriver là, ni comment il est possible de trouver la force et le courage, au quotidien, pour se reconstruire quand on a été victime de violence. Cette histoire m’a beaucoup ému et je me suis dit qu’il fallait la raconter."
C’est aussi sur la base de témoignages que Thibaut Lambert a travaillé pour ses autres albums, tous parus chez l’éditeur Des ronds dans l’O : qu’il s’agisse de l’amour en maison de retraite (L’Amour n’a pas d’âge), de l’homosexualité cachée des personnes âgées ou de la maladie d’Alzheimer (Au coin d’une ride), toujours, ce qui intéresse l’auteur, "c’est de rencontrer les gens, de parler avec eux. Même si mes histoires sont des fictions, elles comportent 90 % de réel, d’anecdotes".
La plupart des sujets abordés par Thibaut Lambert sont assez difficiles ; il les traite néanmoins avec optimisme et humour. Il sait transmettre l’empathie qu’il éprouve lui-même pour ses personnages mais sans pathos et en préservant une gamme de sentiments faisant passer le lecteur du rire aux larmes : "Les plus beaux retours que l’on puisse me faire, c’est quand on me dit 'j’ai été à la fois touché, ému, mais j’ai rigolé aussi'. Le temps de la lecture doit passer par différentes émotions…"
Si l’envie de raconter une histoire est toujours prédominante, ce désir se croise ensuite avec des images, des scènes vues que Thibaut Lambert a mémorisées : "Il y a plein d’images poétiques dans le quotidien que j’essaie d’associer à mes histoires : parfois ça fonctionne, d’autre non. Dans Si je reviens un jour… qui se passe pendant la seconde guerre mondiale, j’ai dessiné une scène avec un arbre à moitié arraché. On comprend qu’une bombe a explosé, il y a une partie de l’arbre qui est complètement déracinée tandis que l’autre extrémité est encore en fleurs. Cette image n’était pas dans le scénario. Je l’ai vue en me baladant en forêt, la foudre avait fait tomber un arbre dont une moitié était arrachée tandis que l’autre partie fleurissait encore. La vie continuait… J’ai pensé que cette image irait bien avec cette histoire."
"Cette promiscuité avec le personnage lui a plu et ce qui l’a convaincu aussi, c’est la question de fond qui est posée à travers l’histoire de ce peintre : 'qu’est-ce qui fait, à un moment donné, que l’on franchit le pas' et que l’on se consacre à telle ou telle activité ?"
Thibaut Lambert insiste sur le fait que son dessin doit être au service de l’histoire, qu’il doit la renforcer et aider à y faire surgir de la poésie. Il a su maintenir cette position pour mettre en images deux histoires dont il n’est pas l’auteur : celle de Louise Pikovsky, une lycéenne juive déportée pendant la Seconde Guerre mondiale, scénarisée par Stéphanie Trouillard dans Si je reviens un jour…, et celle du peintre Rousseau, dit "Le Douanier", écrite par Mathieu Siam et sur laquelle il est venu travailler durant cette résidence au Chalet Mauriac. Là encore, une rencontre est à l’origine de ce projet : Thibaut et Mathieu se sont connus sur le bac reliant Royan à Soulac-sur-Mer où ils se rendaient tous deux à un festival de bande dessinée. Une affinité s’est rapidement créée et peu de temps après, Mathieu Siam lui a proposé une collaboration : "Quand j’ai lu son projet, j’ai eu tout de suite des images en tête et je me suis rendu compte que nous avons, Mathieu et moi, la même sensibilité. Il y a des passages du scénario que j’aurais pu écrire." Ce fut aussi la rencontre avec un personnage : le Douanier Rousseau. Comme les protagonistes des premiers albums, cet homme est un peu différent, fantasque et hors case. Thibaut Lambert se retrouve aussi un peu dans cet être légèrement "à côté du monde, à la fois en dedans et en dehors". Cette promiscuité avec le personnage lui a plu et ce qui l’a convaincu aussi, c’est la question de fond qui est posée à travers l’histoire de ce peintre : "qu’est-ce qui fait, à un moment donné, que l’on franchit le pas" et que l’on se consacre à telle ou telle activité ? Rousseau s’est mis à peindre à quarante ans, après avoir été douanier. Il n’avait jamais peint auparavant, pourtant, dès le début, il a toujours été sûr de son talent, il savait qu’il devait continuer en dépit des moqueries de ses contemporains dont il était souvent la victime : une volonté farouche et inébranlable face à l’injustice du jugement social.
L’histoire de cet homme et ce qu’elle symbolise ont séduit Thibaut Lambert, mais il ne se serait sans doute pas lancé dans l’aventure si le scénariste ne lui avait pas laissé une part de liberté suffisante : "Tout n’est pas dit dans le scénario de Mathieu. Il m’a laissé des espaces, comme des blancs à remplir. Je mets en scène, je m’approprie le texte. Ce qui est important, c’est l’échange ; il y a des concessions à faire dans les deux sens. Ça ne m’intéresse pas d’avoir un scénario déjà découpé en cases, j’ai besoin d’un minimum de liberté et c’est ce que je trouve intéressant dans ce travail à deux. Parfois, certains éléments passent très bien à l’écrit mais plus du tout dès qu’ils sont mis en images. À ce moment-là, on en discute et on trouve ensemble une façon de contourner le problème ou de raconter l’épisode autrement." L’essentiel des échanges entre le dessinateur et le scénariste se fait lors de la phase de découpage du texte et de mise en images : "Cette étape est fondamentale car elle va permettre de lire le texte sous forme de bande dessinée. C’est là que se construisent également le rythme et la structure du récit."
Dessiner l’histoire d’un peintre, c’est aussi, en quelque sorte, s’approprier son univers pictural ou tout du moins, le donner à voir sans pour autant renoncer à son propre trait, comme l’explique Thibaut : "Je n’ai pas changé mon style de dessin. En revanche, j’ai adapté la technique : je voulais de l’aquarelle, un dessin plus pictural où on n’a plus le trait noir qui cerne les personnages, mais plutôt la couleur et la lumière qui viennent créer la forme." Ses dessins sont très colorés, on y voit des éléments propres à l’univers du peintre, comme les ambiances de jungle avec des animaux sauvages, une végétation tropicale abondante. On y voit aussi, dans ce qui semble être un musée, le personnage de Wilhelm Uhde, le galeriste de Rousseau, immergé dans les tableaux de l’artiste tandis que les autres visiteurs affichent leurs sarcasmes. Le marchand a dit avoir ressenti face à ces toiles l’impression d’avoir été d’emblée transporté ailleurs, et le dessin de Thibaut dit explicitement cela. Il va piocher des éléments dans l’univers pictural du peintre "pour que le lecteur y croie, et pour ceux qui connaissent bien la peinture de Rousseau, ce sont des petits clins d’œil".
Une fois encore, Thibaut Lambert a su se glisser dans la peau d’un personnage sans pour autant s’effacer, endosser le rôle de metteur en scène, comme il se qualifie lui-même, en y apportant son talent dans un juste équilibre entre imaginaire et réalité historique. Nul doute que le lecteur sera convaincu par ce personnage réinventé, tout comme les contemporains du peintre crurent au mythe d’un Rousseau voyageur, lui, le créateur de ces jungles luxuriantes qui n’a pourtant jamais quitté la France.