Le travailleur du vertige
Laurent Queyssi est écrivain, mais pas seulement. Comme il le souligne à propos de Philip K Dick, dans la préface qu’il vient de signer des deux tomes parus chez Quarto Gallimard, "les auteurs de SF bénéficiaient à l’époque de la multiplicité des magazines et des supports, ce qui leur assurait de trouver acquéreurs facilement, tout en leur permettant d’expérimenter les différents aspects du genre."
Tout est dit. Laurent Queyssi, déjà étudiant de maîtrise, travaillait sur l’œuvre de Dick. Et des années plus tard, on le retrouve encore au côté de Dick, après avoir lui-même publié en revues, avoir écrit des nouvelles et des romans comme le maître, avoir exercé son sens critique dans son blog, avoir réalisé des bandes dessinées. "Je pensais en avoir fini avec Dick et puis j’ai replongé", confesse Laurent, et c’est ainsi qu’il accepte la proposition de republier toutes les nouvelles de Dick.
Mais Dick n’est pas la seule fréquentation de Laurent, puisqu’il nous a aussi offert un livre remarquable et remarqué sur une autre de ses aventures, Alan Moore. On sent dans la préface de Laurent à l’œuvre de Dick tout son intérêt pour ceux qui expérimentent, qui varient les supports sans concession. Le goût de lire du préfacier est vertigineux par sa variété, certes il est lecteur de Grant Morisson, tout autant que de Thomas Pynchon car comme il le dit : "Ce que j’aime, c’est les idées, se confronter à des choses qui nous dépassent". Tout en ayant toujours en tête une farouche volonté de rendre accessible le travail d’auteurs reconnus certes, mais qui peuvent encore étendre leur lectorat, Laurent Queyssi étend la connaissance que nous avons tous de la science-fiction pour l’ouvrir à un plus large public.
Dans cette préface qu’il nous livre, il n’interroge pas que l’écriture, l’inventivité et l’aspect futuriste de Dick, il interroge la vie américaine, les banlieues, ainsi que le quotidien de la famille américaine. Ainsi Dick revêt une puissance dépassée. Il devient l’auteur qui fouille l’être humain. On pense à cette phrase de la préface : "Qu’existe-t-il de pire, pour un enfant, que d’être menacé par la personne qui est censée la protéger ?" Laurent Queyssi nous ouvre les yeux sur la société, sur l’interrogation au monde que portent les écrivains et Dick plus précisément.
"Alors pourquoi publier, annoter, préfacer des nouvelles de Dick ? C’est avant tout donner à la science-fiction la place qu’elle a. C’est officialiser la reconnaissance de la science-fiction, celle qui permet d’échapper au réel tout en y entrant de plein pied."
Il pointe aussi du doigt que la science-fiction comme la plupart des littératures, fait œuvre d’intertextualité – holà, quel mot barbare, presque futuriste, à croire qu’il sort d’une nouvelle de Dick. Laurent Queyssi parvient à démontrer que l’on parle d’œuvres à œuvres. Dick répond au poète Spicer qui répond au romancier Proust qui répond au nouvelliste Dick. Pas de sous genre, ou autres dénominations dépassées, ce qui intéresse Laurent ce ne sont pas les auteurs qui ne sont "que des personnes qui restent le cul vissé à une chaise devant leur ordinateur" mais bien plus leur boulot, leur job, leur travail, leur écriture, ainsi affirme-t-il dans un entretien avec Guillaume Gwardeath1 : "Ce qui me fascine, c’est d’avantage le mystère, la magie qui fait jaillir de leur cerveau de telles créations".
Alors pourquoi publier, annoter, préfacer des nouvelles de Dick ? C’est avant tout donner à la science-fiction la place qu’elle a. C’est officialiser la reconnaissance de la science-fiction, celle qui permet d’échapper au réel tout en y entrant de plein pied. Cette reconnaissance est celle que le cinéma donnera à Dick, malheureusement après sa mort, puisqu’il n’aura pu voir que quelques minutes d’extraits de Blade Runner et sera mort quand le film sortira en salle. Laurent Queyssi recense aussi, en fin de volume, les adaptations qui ont puisé, avec plus ou moins de succès, à l’œuvre de Dick. Entre autres, on pense aux nouvelles Le Rapport minoritaire de Dick qui deviendra le film Minority Report de Spielberg, ou encore Souvenirs à vendre qui donnera lieu à Total Recall de Verhoeven. Dick est là encore sur nos écrans, dans nos bibliothèques par toute l’influence qu’il aura eue dans les années 70/80 à nos jours.
Et c’est bien cela que Laurent Queyssi parvient à mettre en avant avec ses préfaces. On y voit un Philip K Dick travailleur sans relâche à la rigueur narrative impeccable, accumulant les nouvelles à ses débuts pour pouvoir gagner sa vie, puis s’en détournant pour tenter de vivre du roman avec ses échecs dans le roman traditionnel et ses réussites dans les textes de science-fiction. Et enfin son indéniable retour aux nouvelles avec l’expertise et le talent qu’il a acquis au fil du temps.
"L’anthologie recueille une centaine de nouvelles qui deviennent, au fur et à mesure du temps passé à écrire, plus développées dans la profondeur des personnages."
De plus il est à noter que cette publication reprend la disposition chronologique des nouvelles, chronologie non pas de publications mais bien d’écriture pour pouvoir constater l’évolution dans le style d’écriture de Dick. Laurent Queyssi reprend ainsi l’idée qui avait prévalu à la publication américaine mais aussi à l’édition des nouvelles chez Denoël par Jacques Chambon dans les années 80 à 90. Les traductions ainsi revisitées et harmonisées par Hélène Collon retrouvent une nouvelle vie dans ces deux volumes sous la direction de Laurent. L’anthologie recueille une centaine de nouvelles qui deviennent, au fur et à mesure du temps passé à écrire, plus développées dans la profondeur des personnages.
Laurent Queyssi par tout ce qu’il lit, de la philosophie, aux romans classiques, des revues de science-fiction aux bandes dessinées, sans oublier les romans actuels, montre tout l’éclectisme qui construit une culture, où l’on se côtoie sans se juger. Il nous offre deux livres, annotés avec brio, référencés, qui nous permettent d’aller humer de plus près ce qu’écrit Philip K Dick. Laurent Queyssi est un préfacier d’un "nouveau modèle" (titre d’une nouvelle de Dick) qui ne se contente pas d’être un fin connaisseur de l’œuvre d’un auteur, il en est habité, il travaille aussi méthodiquement et avec acharnement que Dick dans un vertige qui conduit à l’invention. Pas paranoïaque de l’œuvre, mais vivant avec.
Philip K. Dick : nouvelles complètes I et II
Édition et préface de Laurent Queyssi
Collection Quarto, Gallimard
octobre 2020
2464 pages
55 euros
ISBN : 9782072920271
1Extrait de l'entretien donné le 5 décembre 2019 au site Gwadearth : "Laurent Queyssi au sujet d’Alan Moore, 'pont entre mainstream et underground' : l’homme, l’œuvre, l’odeur de weed" (voir lien).