Le Venezuela au cœur
Le réalisateur Jorge Thielen Armand a passé trois semaines de résidence ce printemps au Chalet Mauriac pour travailler l'écriture du scénario de son troisième long métrage, La Cercania, que produit la société rochelaise In Vivo Films.
Heimat. Ce terme allemand est intraduisible dans notre langue. Il évoque la patrie, la terre mère, l'endroit où l'on est chez soi. L'heimat de Jorge Thielen Armand, c'est le Venezuela. Il y est né et y a vécu jusqu'à ses 15 ans. Depuis qu'il en est parti, il le regrette et cherche à le retrouver. Et c'est en tournant des films qu'il parvient à y retourner et à le garder près de lui. Il est devenu réalisateur pour se rapprocher de son pays. "Savoir que je peux revenir au Venezuela, le redécouvrir, explorer des choses que je n’ai pas vues quand j’y ai vécu et en garder un bout avec moi grâce à la caméra me réconforte", partage le cinéaste. "En filmant, je peux préserver mes souvenirs du pays, comme la maison de mon grand-père dans les montagnes. Je peux immortaliser le visage de mon père. Cette mémoire vivra au-delà de moi, plus longtemps, pour toujours même, dans mes films. Et j’en tire un peu de sérénité, cela m’apaise et m’aide à gérer l’exil, le fait de ne pas être là-bas."
Quitter son pays a été terrible pour l'adolescent. Il raconte : "J'avais 15 ans [il en a 31 aujourd'hui], je fréquentais ma première petite amie, je découvrais qui j’étais, je commençais à me faire de vrais amis. À cette époque, il n’y avait pas encore de crise, pas d’immigration, personne ne partait, pas comme aujourd’hui. Et me retrouver adolescent en Floride dans un environnement et une culture totalement différents a été brutal." Jorge est parti avec sa mère et son beau-père. Ce dernier travaillait pour une chaîne de télévision identifiée comme opposante à Hugo Chavez et avait subi des menaces.
"C’est d’ailleurs mon plus grand cauchemar : revenir un jour au Venezuela et me rendre compte que je ne connais plus personne."
Ce déracinement est au cœur de son cinéma et du film sur lequel il travaille, La Cercania. "Aujourd’hui, la quasi-totalité de mes amis ont quitté le Venezuela. On est tous dispersés à travers le monde. À chaque fois que je reviens, j’y retrouve de moins en moins de gens. Imaginez, quand je suis revenu, six mois plus tard faire des repérages pour un autre film, la moitié de l'équipe de tournage de mon film La Soledad avait quitté le pays. Et je sais que la majorité de ma prochaine équipe de tournage sera composée de nouveaux visages, parce que les gens partent. C’est d’ailleurs mon plus grand cauchemar : revenir un jour au Venezuela et me rendre compte que je ne connais plus personne."
Ce constat pousse Jorge Thielen Armand à poursuivre son travail de mémoire. C'est donc entre le Venezuela et la Nouvelle-Aquitaine que se situera son prochain film. Il a passé ce printemps trois semaines en résidence à Saint-Symphorien à retravailler le script de ce troisième long métrage. "J'ai apprécié de changer de décor après avoir été confiné depuis un an à Rome [où il vit avec sa femme]". Le cinéaste a pu profiter de la nature et du calme autour du chalet et a découvert la région lors des repérages qu'il a faits avec ses productrices. "Je connaissais un peu la Nouvelle-Aquitaine car mes productrices sont basées à La Rochelle (In Vivo Films). J'ai aussi fait la post-production de mon film La Fortaleza à Rochefort et j'ai participé deux fois au festival Biarritz Amérique latine. C'est une région superbe, si variée dans ses paysages, et elle soutient mon travail. C'est une région qui a le souci de valoriser l'art et de rayonner à l'international, il y a tellement de possibilités en Nouvelle-Aquitaine !"
Pour ce troisième film, Jorge explique qu'il "voulai[t] travailler sur quelqu'un qui a quitté le Venezuela à cause de la crise. Au début, j’avais pensé à la banlieue parisienne, mais il y a tellement de films sur l’immigration déjà tournés en banlieue. Je suis arrivé à l’idée de tourner dans les vignes. La nature est un thème assez récurrent pour moi. Mes personnages y cherchent la paix ou parfois des réponses. Avec ce film, j’essaie de créer un écho, un miroir entre les deux pays. Je pense aux vignes comme un lien entre la France et le Venezuela."
La Cercania devrait être tourné l'été prochain et suit le personnage d'Isa, une professeure de 37 ans dans le Venezuela d'aujourd'hui. Elle s’occupe de son père et de son fils adolescent Eco. Le père d’Isa meurt au début du film après une bagarre avec ses voisins qui tentent de voler un cheval pour le manger. "Avec la mort de son père, Isa perd son centre de gravité et décide d’envoyer son fils dans la maison de son frère en France et finit par y aller aussi. Son frère Antoine (la mère d’Isa et Antoine était française) est marié avec Béatrice, enceinte. On comprend vite qu'il y a un lourd secret de famille qui peut compromettre et briser la famille. C’est un film sur l’exil, la perte et comment le passé ne te quitte jamais", explique le réalisateur. "Isa fuit le Venezuela pour se retrouver en France dans le même genre de situation, sous le contrôle de son frère. Il est comme un trou noir pour elle. Elle est paralysée par sa manipulation, par une attirance, mais aussi par une sorte de domination qui fait qu’elle se retrouve sous son emprise, sous une sorte de tyrannie, comme celle qu'elle a fuie au Venezuela".
"Ces trois films sont liés par les sensations de perte, d’exil, de manque et d'autodestruction qui font partie de moi."
Après La Soledad (la solitude) et La Fortaleza (la forteresse), La Cercania (la proximité) est le dernier volet d'une trilogie comme l'explique le réalisateur. "Ces trois films sont liés par les sensations de perte, d’exil, de manque et d'autodestruction qui font partie de moi. Mon premier film La Soledad, c’est l'histoire d'un homme qui est en exil intérieur. Il essaye de rester dans cette maison qui n’est pas la sienne, qui doit être démolie, et il cherche un refuge loin des endroits chauds de Caracas dans lesquels il ne veut pas que sa fille grandisse. Dans La Fortaleza, le personnage principal part pour l’Amazonie pour trouver un refuge. Un lieu pour fuir ce qui se passe au Venezuela mais aussi pour fuir ses propres démons. Il cherche à se construire une forteresse, comme un dernier refuge, mais c’est un exil d’une certaine manière. Dans La Cercania, c’est une femme qui part et qui finira par revenir. Ces films sont liés et montrent ce que signifie être Vénézuélien aujourd’hui."
Une trilogie très personnelle, avec des lieux de tournages liés directement au réalisateur. La maison de La Soledad à Caracas est celle de ses grands-parents et l'acteur principal son meilleur ami. Dans La Fortaleza, le personnage principal est joué par le père de Jorge. Pour La Cercania, les scènes au Venezuela seront tournées dans la maison de son grand-père à Mérida dans les montagnes, la maison de famille où le réalisateur a passé ses vacances. Et pour ce prochain film, il a décidé de travailler avec des acteurs professionnels et se réjouit de cette nouvelle expérience puisqu'il n'a travaillé qu'avec des acteurs non-professionnels jusqu'à maintenant.
Retourner vivre dans son pays est un rêve pour Jorge Thielen Armand. Mais pour cela, il a identifié quatre conditions qui sont encore loin d'être garanties : l'électricité, l'eau courante, Internet et la sécurité. "Des droits humains basiques et pourtant, le Venezuela est en crise aujourd'hui et manque de tout. Il manque notamment de pétrole, ce qui est ironique pour un pays qui détient parmi les plus grandes réserves du monde, mais qui importe ce qu'il consomme d'Iran", indique le cinéaste. Ajoutez à cela la corruption, l’insécurité et maintenant la pandémie, les conditions pour un retour au pays ne sont pas réunies. "Mon père, mes grands-parents, quelques oncles et cousins y sont toujours. Je partage ma vie entre Toronto au Canada où j'ai fait mes études, Rome et le Venezuela". Une vie nomade interrompue par le Covid, qui reprendra jusqu’à la résolution d’une autre crise, plus profonde dans ce Venezuela si cher au cœur de Jorge Thielen Armand.