Les brainstormings de Claire Maugendre et Sébastien Jounel
Une résidence d’écriture permet généralement de mettre en œuvre diverses étapes d’un projet de création : le commencer, le poursuivre, le structurer… Parfois pourtant, survient une évidence : il faut tout reprendre. C’est ce que viennent de vivre Claire Maugendre et Sébastien Jounel, les lauréats de la résidence d’écriture Cinéma du Chalet Mauriac. Après deux sessions de deux semaines (du 5 au 16 juillet et du 2 au 12 novembre 2021) et, encouragés par une consultation avec l’autrice-réalisatrice Anne Brouillet, ils ont décidé que leur scénario de premier long métrage, Les Murs et le Ciel, devait être repris pour mieux se rapprocher de leur première idée.
Il est 13 heures au Chalet Mauriac. Claire Maugendre et Sébastien Jounel sont dans la cuisine en train de préparer leur déjeuner et sont à la fois totalement habités par leur projet et un peu soucieux aussi : "On est arrivés au Chalet, commence Claire, avec le sentiment qu’il nous fallait revoir la structure du traitement de notre projet Les Murs et le Ciel, parce qu’il a peu à peu pris une forme chorale, ce qui n’est pas tout à fait ce qu’on imaginait au départ. On sentait qu’il fallait qu’on revienne au cœur du projet qui est un lieu de nuit, Le Ciel, et tout recentrer autour de lui. Pour en être sûr, on voulait avoir un regard neuf. Aussi nous avons demandé à bénéficier d’une consultation avec la scénariste et réalisatrice Anne Brouillet ; elle avait déjà fait deux consultations sur les films de Sébastien et elle est assez proche de notre univers. On voulait qu’elle nous questionne sur le scénario, ce qu’on a fait avec elle pendant deux jours au Chalet."
Pour comprendre le cheminement de Claire Maugendre et de Sébastien Jounel et leurs interrogations, la présentation du projet initial du film se déclinait comme suit : "Dans un quartier populaire de Bordeaux, Mokhtar anime des scènes ouvertes de slam et de poésie dans son bar, Le Ciel. Après la rencontre avec Champ’, un poète génial qui trime à l’usine, et de sa demi-sœur Billie, Le Ciel connaît son heure de gloire : nuits incandescentes où les universitaires côtoient les SDF avant que chacun retourne à sa vie diurne. Mais rapidement, la vie du bar est menacée par les dénonciations des voisins et par la gentrification du quartier…"
"En reprenant l’écriture, explique Sébastien, pour remettre au centre le lieu où convergent nos trois personnages, on voulait que ressorte ce qui pour nous est le point nodal : un état de survie et d’urgence qui devait imposer sa rythmique au film. Les structures formelles qu’explore notamment le hongkongais Wong Kar-Wai, dans ses premiers films tels que Nos années sauvages ou Chungking express, avec trois personnages, des destins parallèles, une unité de lieu, leurs croisements, surtout la nuit, nous inspiraient beaucoup. Il a une manière de filmer la nuit qui est magnifique. C’est un peu cette ambiance qu’on perdait dans la structure du premier traitement."
Née en 1982, Claire Maugendre a grandi et étudié le théâtre et la mise en scène à Paris. Elle s’est installée à Bordeaux il y a quatre ans et y a écrit et réalisé avec Sébastien Jounel, directeur artistique, co-cadreur et co-monteur, son 3ecourt métrage1 : Conte cruel de Bordeaux, produit par Sister Productions (France 2, Région Nouvelle-Aquitaine, Gironde, Fonds Magnetic Bordeaux)2. Autrice d’un premier roman jeunesse, Lily Babylone (École des loisirs, 2013), Claire est par ailleurs scénariste de plusieurs longs métrages et notamment Diamond Island (avec Davy Chou) qui a reçu en 2016 pas moins de sept prix, dont le SACD de la Semaine de la critique à Cannes.
Sébastien, lui, est né en 1980 et a grandi en Lot-et-Garonne. Un doctorat de cinéma sur "La trilogie de la vengeance du cinéaste sud-coréen Park Chan-Wook3", obtenu en 2011 à Bordeaux Montaigne, lui permet d’être chargé de cours en Histoire du cinéma et analyse des images et d’être conférencier en écritures audiovisuelles pour différentes écoles privées. Programmateur au Fifib depuis 2012, il est également photographe, vidéaste, monteur, performeur et… slameur.
"J’ai découvert le slam en 2007, précise-t-il, quand la Maison des sciences de l'Homme d'Aquitaine, une antenne du CNRS, m’a commandé un documentaire de recherches sur cette pratique. J’y suis allé avec ma caméra et alors que je cherchais à capter une intériorité, je ne faisais que de la captation de performances. Personne n’est prédestiné à monter sur une scène pour déclamer des textes parfois très intimes devant des gens. Cela génère du trac, de l’indécision… Je n’arrivais pas à capter ça, si bien que la seule solution pour approcher ces questions, c’était de les vivre moi-même. J’ai posé la caméra, écrit un texte et je suis monté sur scène. Je n’ai jamais fini le documentaire mais quelques années plus tard [en 2015], j’ai gagné le tournoi du Slam francophone.
Le milieu du slam, poursuit Sébastien, est souvent adossé à un lieu où des gens peuvent s’exprimer sur scène et, mieux encore, être écoutés par d’autres. Parfois, un de leurs seuls ou rares plaisirs est de partager leurs conflits intimes, leurs histoires d’amour ou leur militance sur la scène, avec d’autres. C’est le principe de l’agora, de l’arbre à palabres… La diversité y est considérable puisque c’est un milieu qui accueille toute personne voulant slamer, quel que soit son biotope. Un lieu comme ça a existé à Bordeaux, qu’on a renommé pour les besoins de la fiction, Le Ciel. Les personnes qui s’en occupaient, après avoir créé une scène ouverte très plébiscitée, ont reçu peu à peu des plaintes des voisins, subi des dénonciations puis ont essuyé une fermeture administrative qui les a achevés, laissant dans une sorte d’abandon tous les anonymes talentueux et courageux qui le fréquentaient."
"On voit bien aujourd’hui qu’on n’a jamais eu autant de moyens pour communiquer avec les autres et pourtant il n’y a jamais eu autant de solitude. Pour nous, la vraie communication se joue donc dans un espace d’échanges où chacun peut prendre la parole."
"C’est un mécanisme de broyage, continue Sébastien, et on le déploie par le biais de Champ’, un de nos personnages. C’est un homme qui travaille à l’usine pour percevoir un revenu alimentaire car il ne vit que pour la poésie et le slam. Habité par un très grand talent, il est moteur ; beaucoup se déplacent pour l’écouter. Mais c’est aussi l’histoire d’un homme qui chute, peu à peu exclu par la nouvelle organisation du monde et qui doit déployer des forces colossales pour garder un ancrage dans un monde qui est centrifuge et qui éjecte ceux qui ne peuvent pas se tenir au centre et qui, de fait, se retrouvent aux marges. On voit bien aujourd’hui qu’on n’a jamais eu autant de moyens pour communiquer avec les autres et pourtant il n’y a jamais eu autant de solitude. Pour nous, la vraie communication se joue donc dans un espace d’échanges où chacun peut prendre la parole. Rares sont les lieux qui offrent encore cette possibilité et la scène ouverte du lieu originel - qui est devenu dans notre scénario Le Ciel -, ouvrait ses portes pour ça. Créer et maintenir ouverts ces lieux c’est conserver du lien social ; ces lieux sont donc fondamentaux."
"Dans le réajustement de notre premier traitement, enchaîne Claire, c’est ce qu’on veut mettre en avant et accompagner et c’est aussi ce qu’on veut interroger car quand un quartier populaire de centre-ville se gentrifie, qu’est-ce qui disparaît et qui disparaît ? Et cette transformation est au service de qui et de quoi ? Le confort de quelques personnes coûte désormais la disparition d’un lien social pour des milliers d’autres personnes. Aujourd’hui, les nuits de Bordeaux sont silencieuses. C’est une des conséquences de la gentrification : il ne doit plus y avoir de bruits dans les villes. Et comme dit souvent Sébastien : “une ville sans bruit, c’est un musée ou un cimetière”. Ça tend à transformer la vie de ceux qui ont besoin de rencontrer d’autres gens, hors du temps de travail et hors du temps de la famille, pour être quelqu’un d’autre ou pour être enfin soi-même… Cet écrasement de la possibilité de maintenir un lien social, se joue malheureusement partout en Europe. Sortir la nuit finira par devenir un acte de résistance… On veut faire apparaître cet axe de réflexion dans notre film et de ce fait, on aimerait traiter la nuit comme un personnage."
"Pour retisser notre traitement, termine Claire, on travaille chacun de notre côté, on apporte chacun de la matière qu’on sculpte ensuite… Sébastien écrit, je repasse dessus, on tranche et on retaille sur ce qu’il reste et, parfois, inversement. La formule sur laquelle on travaille va sans doute être plus fragmentée mais elle sera surtout plus vitaminée… Let’s wait and see."
1Précédé en 2014, d’un 1er court métrage, Le Cri de Viola (Aurora Films) : 2e prix du concours de scénario au festival Court de Grenoble et suivi en 2017 d’un 2e : Phallus Malus (Aurora Films, France 2, Région Nouvelle-Aquitaine, Pyrénées-Atlantiques).
2Histoires courtes, cycle "Contes et légendes", présenté par Pauline Dévi : Conte cruel de Bordeaux de Claire Maugendre (28’27). Produit par Sister Prod. Diffusé le 12 décembre 2021, France 2.
3Sympathy for Mister Vengeance (2002), Old Boy (2003), Lady vengeance (2005).
(Photo : Centre international de poésie Marseille)