Les Champs captants
En compositrice virtuose, Florence Delaporte maîtrise l’orchestration de son onzième roman, Les Champs captants. Une symphonie littéraire rythmée en quarante-six chapitres, comme autant de chants qui font résonner et s’entrecroiser des voix multiples. Un mouvement qui va crescendo à mesure que les personnages entrent en scène…
Henri, sexagénaire élégant et usé, a dévoué une grande partie de sa vie à sa passion pour les femmes, à l’absolu du sentiment amoureux auquel il a tout sacrifié (enfants, travail, argent…).
Pia est une femme encore jeune, meurtrie par l’échec de son mariage. Délaissée, elle se réfugie dans les apparences et la matérialité avant d’entamer un long processus de reconstruction.
Deux histoires, deux destins qui vont se percuter. Une vie s’éteint quand une autre renaît. Lorsque Pia rencontre Henri, dans des conditions dramatiques – elle le renverse en voiture –, il s’opère comme un transfert d’énergie à la faveur de cette femme dont l’existence est en train de chavirer : "Quelque chose a basculé dans l’irrémédiable et se renverse. La tête vide, elle serre les mains d’Henri dans les siennes, et toute envie de se battre la déserte. La force qui provient de cet homme endormi la soulève. […] Une envie folle de se jeter dans l’inconnu… " Passé et présent se rejoignent à travers ces deux personnages et les lieux qu’ils habitent, des maisons et des paysages qui sont eux aussi au cœur de l’intrigue. C’est d’ailleurs par la description d’une île, sauvage et mystérieuse comme celle de Pierre Benoit, que l’on pénètre dans cette histoire. L’île, qui "s’étend entre le Vieux Rhône et son canal", est un monde préservé et accessible aux seuls initiés. Principale source d’alimentation en eau potable de l’agglomération lyonnaise, dans la fiction comme dans la réalité, grâce à ses "cent quatorze puits creusés dans la gravière jusqu’aux nappes phréatiques", qui lui donnent son nom et le titre du roman, elle est aussi une réserve faunistique et floristique exceptionnelle. Elle en devient un objet de convoitise et de spéculation, mais elle est protégée…
Elle le fut, autrefois, par les braconniers qui chassaient dans les "lônes" et égaraient les visiteurs trop intrépides. Elle l’est encore lorsqu’Henri la découvre, par le gardien et le passeur qui en contrôlent l’accès. C’est en barque et en pleine nuit qu’Henri accoste pour la première fois sur ses rives : un passage initiatique qui le mènera jusqu’à La Folie, une maison du XVIIIe siècle "aux fioritures de pierres sur une façade ornée de plantes grimpantes" d’où émanent des parfums de libertinage. Une impression confirmée à peine on pénètre dans ce lieu de plaisirs aux accents kubrickiens, tenu depuis vingt ans par Simone, une femme d’âge mûr que l’on imagine rompue aux plaisirs de la chair. Elle y défend une certaine conception hédonique de la vie, dans une parité des rôles : "Nous consolons [les femmes] d’être belles, du fardeau que c’est dans un monde tout entier construit pour le regard des hommes. Elles peuvent enfin s’en débarrasser et sortir de cette gangue où on les enferme. Le regard masculin […] qui dicte jusqu’à nos mouvements les plus intimes […], ici, les hommes ne l’imposent plus. Ils comprennent très vite où ils sont. C’est la maison. Elle filtre." Une gentilhommière à la sensualité envoûtante qui deviendra le pivôt de la vie d’Henri… Il y trouvera et s’y consumera dans un amour non conventionnel avec deux femmes, Élise et Fanny ; une relation passionnelle à trois dans laquelle il se plonge durant sept années qui feront "le suc de toute [sa] vie"…
En contrechamp de ce lieu de bonheur, où les grands miroirs anciens reflètent l’âme de ceux qui y vécurent, il y a "la maison de ville", où dépérit la femme malade et abandonnée d’Henri avant que n’y emménage Pia, quelques années plus tard. La jeune femme s’installe entre ces murs de tristesse qui lui renvoient le vide de sa solitude : "En écho à ce qu’elle est, les papiers peints malades ; en écho, ses pas sur les marches en pierre, sur les parquets bruyants." Mais à mesure qu’elle renaît à la vie – et à l’amour –, Pia aménage et transforme ce lieu à son image, comme Henri le fit avec La Folie. Nombreux, d’ailleurs, sont les parallèles entre ces deux personnages. Tel un jeu de piste savamment orchestré, Florence Delaporte dissémine dans le récit quelques indices qui créent peu à peu le lien entre leurs deux destinées : des ressemblances, des livres, des pots de peinture, des photographies, des roses rouges…
Henri et Pia finiront par rejeter toute convention sociale pour pouvoir vivre pleinement leur véritable identité. Un éloge de la liberté et de la sincérité, où les rencontres amoureuses sont des évidences, comme les vérités fulgurantes qui parcourent le texte. L’écriture de Florence Delaporte sonne vrai, à l’image de l’authenticité des personnages qu’elle anime.
Les Champs captants, de Florence Delaporte, chez Robert Laffont