Les Démons d’argile
Le 21 septembre sort en salle Les Démons d’argile, premier long métrage de Nuno Beato et coproduction franco-ibérique à laquelle participe la société bordelaise Midralgar (Marmitafilms), soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine et accompagné par ALCA.
Ce conte familial (8+) mêlant animation numérique et stop motion propose de suivre Rosa, une travailleuse invétérée en quête de réussite professionnelle vivant dans une grande métropole. Quand elle apprend la mort soudaine de son grand-père qui l’a élevée, elle fait face à un sentiment de culpabilité et prend conscience du manque de sens de son existence. De retour dans la maison où elle a grandi, elle découvre que son héritage familial n’est pas que matériel, et doit réparer les erreurs passées sous l’influence et le regard d’étranges créatures fantastiques faites d’argile...
Emmanuel, vous êtes producteur associé chez Midralgar, et vous avez déjà travaillé sur plusieurs longs métrages d’animation (L’Extraordinaire Voyage de Marona d’Anca Damian ou encore Les voisins de mes voisins sont mes voisins d’Anne-Laure Daffis et Léo Marchand). En quoi s’associer à ce film qui se développait jusque-là entre le Portugal (Sardinha em Lata) et l’Espagne (Caretos Films) a constitué une étape pour Midralgar et qu’est-ce qui vous a décidé de monter à bord de cette coproduction ?
Emmanuel Quillet : Nuno Beato, réalisateur et producteur à Sardinha em Lata, recherchait une société coproductrice en France et c’est après avoir pris connaissance de nos productions passées qu’il s’est adressé à nous. À la lecture du dossier artistique, nous avons été séduits par l’approche visuelle sur laquelle il y avait déjà eu un travail important. De plus, la proposition que nous travaillions sur la première partie du film qui serait à animer numériquement – alors que le reste serait animé en stop motion – nous plaisait beaucoup. À l’époque, notre seule petite réticence était au niveau du scénario. Avec Sardinha em Lata, nous nous sommes donc entendus pour faire intervenir une scénariste française d’origine portugaise, Cristina Pinheiro. C’est ainsi qu’a débuté notre collaboration. Ce film a marqué une étape importante pour nous puisqu’il s’agit de notre première coproduction internationale de long métrage d’animation en tant qu’unique producteur français.
Pouvez-vous nous parler de Rosa et de sa relation aux autres ?
E.Q. : Rosa est une figure archétypale de nos sociétés contemporaines qui est persuadée que le bonheur passe avant tout par la réussite professionnelle. Elle y consacre tout son temps au détriment, entre autres, de ses relations sociales. La mort soudaine de Marcelino, son grand-père, la ramène dans la maison de son enfance et l’oblige à renouer avec un passé dont les villageois et de mystérieuses créatures d’argile sont les détenteurs. Cette quête va la conduire à reconsidérer sa manière de vivre et son rapport aux autres.
Quel rôle jouent ces créatures magiques dans la narration ?
E.Q. : Ces figurines sont inspirées du travail de l’artiste portugaise, Rosa Ramalho, dont le personnage principal emprunte d’ailleurs le prénom. Dans le film, les figurines ont été modelées par Marcelino. Elles représentent sa famille et certains villageois tels qu’il les voyait de son vivant, c’est-à-dire comme des démons. À sa mort, ces créatures "prennent vie" afin d’aider Rosa à découvrir et à réparer un passé douloureux qui affecte les habitants mais aussi elle-même.
D’un point de vue visuel, ces créatures en argile donnent la tonalité du film. En contraste avec la texture numérique, froide, austère, de la première partie où nous découvrons la vie de Rosa en ville, celle de l’argile que prennent les personnages et les décors ruraux dans la deuxième partie en stop motion apporte une "chaleur" à l’image. Cela symbolise également "le retour à la terre" et apporte un sentiment ambivalent de force et de fragilité. Le titre Les Démons d’argile, qui fait référence à l’expression "colosse aux pieds d’argile", résume bien cette idée.
Quelles étapes la société Midralgar a-t-elle pris en charge dans la fabrication du film ?
E.Q. : La première étape a donc été de reprendre le travail du scénario pour aboutir à une version qui satisfasse tous les coproducteurs. Ensuite, en collaboration avec le studio TNZPV, nous avons développé la première partie du film où Rosa vit en ville. Nuno souhaitait que l’animation reflète son quotidien austère, aseptisé, rythmé par le travail, les exigences de productivité et la recherche d’efficience. L’idée initiale était d’animer ces séquences en 2D mais progressivement, à la suite des développements graphiques, Nuno a été séduit par la proposition d’employer la 3D à laquelle on reproche souvent justement une forme de froideur. Par ailleurs, il y avait aussi une certaine cohérence à opter pour une technique qui est le pendant numérique de celle du stop motion, c’est-à-dire la création d’un modelage articulé qui sera manipulé pour être animé. En parallèle avec Mikimo à Bordeaux, nous avons conçu le générique qui mélange 3D, 2D et motion design ainsi que tous les contenus animés des écrans (TV, ordinateurs, téléphone, GPS) présents dans l’ensemble du film.
"Avec des possibilités restreintes de déplacements, une fabrication répartie entre le Portugal, la France et l’Espagne et une équipe artistique composée d’artistes de provenances multiples, il a fallu redoubler d’ingéniosité afin d’assurer la meilleure coordination possible."
Une fois l’animation terminée, il nous a fallu réfléchir à un casting. Nous avions bien sûr les voix originales portugaises en référence mais la question qui se posait était de savoir si nous allions dans le sens de ce qui avait été fait ou s’il était intéressant d’en prendre parfois le contre-pied. Pour le rôle de Rosa, le choix d’Aloïse Sauvage s’est rapidement imposé à nous. Son énergie et la tessiture de sa voix correspondaient parfaitement au personnage. Aloïse s’est d’ailleurs totalement approprié son rôle et son interprétation est extraordinaire. Pour Marcelino, contrairement à la version portugaise, nous souhaitions apporter une certaine tendresse au personnage. Si les mots sont les mêmes, l’interprétation en revanche permet cette nuance. Pour cela, nous avons confié le rôle à Pierre Richard, qui grâce à sa douceur, a donné à Marcelino une ambiguïté nouvelle. Pour tous les autres rôles, Anne-Lise Tomaszewski de The Will à Bordeaux a organisé un casting à l’échelle de la région Nouvelle-Aquitaine. Les enregistrements ont eu lieu sous la supervision de Cristina Pinheiro à Rochefort à l’Alhambra studio dont l’équipe a par ailleurs aussi assuré une partie du bruitage, du montage son et le mixage final du film.
La mise en œuvre a été complexe car le film a été produit en pleine crise sanitaire. Avec des possibilités restreintes de déplacements, une fabrication répartie entre le Portugal, la France et l’Espagne et une équipe artistique composée d’artistes de provenances multiples, il a fallu redoubler d’ingéniosité afin d’assurer la meilleure coordination possible.
Et pourtant vous avez réussi à faire venir le distributeur français sur le tournage au Portugal… ?
E.Q. : Il est important, selon moi, d’intégrer le distributeur le plus tôt possible à l’équipe. Venir sur le tournage lui permet de prendre la mesure du film et de réfléchir bien en amont à sa distribution future. Cela est d’autant plus important avec un film qui s’adresse avant tout au jeune public car on sait que ces films doivent et vont être accompagnés à travers des ateliers, des expositions, des interventions qu’il faut concevoir.
Pour financer ce film, il aura fallu faire appel à des financements portugais (Centre du cinéma en développement et production), espagnols (Galice, centre du cinéma, fonds Ibermedia) et français (Région Sud et Nouvelle-Aquitaine, apport distributeur) en plus d’européens. Qu’est-ce que l’obtention d’Eurimages change dans la mise en production du film ?
E.Q. : En dehors de l’apport financier sans lequel le film n’aurait pas vu le jour, Eurimages force techniquement à trouver un langage commun. Quand il s’agit d’une coproduction entre trois pays, le film doit répondre à trois règlements distincts qui, si on n’y prête pas attention, peuvent parfois avoir des critères difficilement articulables entre eux. La convention unique d’Eurimages qui lie les coproducteurs oblige à se pencher très précisément sur chaque détail et conduit à ce que chacun s’intéresse, peut-être encore plus qu’à l’accoutumée, aux règles de financement des autres. C’est très enrichissant et cela permet aussi à ce que chaque coproducteur cerne mieux les enjeux respectifs de ses partenaires. De plus, lorsque le budget est au minimum de 3 millions d’euros, il y a l’obligation d’avoir recours à un collection agent qui aura pour rôle de répartir les recettes entre les ayants droit et garantir le remboursement d’Eurimages. Là encore, la démarche est structurante. En outre, en France, le financement des films s’articule sur une proportion de fonds publics-privés. L’apport d‘Eurimages, qui est considéré comme un investissement privé, permet de conforter un plan de financement où, pour les longs métrages d’animation, en dehors du soutien apporté par des distributeurs et vendeurs courageux, les fonds privés comme ceux des télévisions, font souvent défaut.
"Si le film peut susciter [des discussions intergénérationnelles et le partage de l’histoire familiale], ce sera une bonne chose car cela apparait être un désir partagé par les enfants et par les parents ou grands-parents."
Le film a entre autres été présenté au Cartoon Movie en 2019, à Ventana Sur en Amérique du Sud et à Fantasia, festival international du film fantastique, au Canada. Quels ont été les retours ?
E.Q. : Les films jeune public ont tendance à mettre en scène des enfants, avec l’idée que cela facilite l’identification et suscite plus fortement leur l’intérêt. Ici, le héros n’est ni une petite fille, ni un petit garçon : il s’agit d’un film qui raconte l’histoire d’une jeune femme, et la façon dont elle s’est construite. Le fait que le film évoque l’enfance d’une personne adulte a suscité beaucoup de retours positifs. Nous avons reçu des témoignages touchants à la fois d’enfants qui s’interrogent sur les non-dits familiaux mais aussi d’adultes qui se sont questionnés sur le fait de ne pas avoir parlé de leur histoire personnelle à leurs enfants. Aujourd’hui, peut-être à cause des transformations que connait le modèle familial, il semblerait qu’il y ait de moins en moins de place pour les discussions intergénérationnelles et le partage de l’histoire familiale. Si le film peut les susciter, ce sera une bonne chose car cela apparait être un désir partagé par les enfants et par les parents ou grands-parents.
Il y a également eu la sélection à Annecy cette année…
E.Q. : La sélection à Annecy, qui est le plus important festival d’animation au monde, a eu lieu alors que le film était toujours en post-production. Cette nouvelle est donc arrivée à la fois comme une première très belle récompense mais nous a aussi obligé à accélérer le planning pour que le film soit prêt pour la première projection. Cela a demandé à tous de redoubler de travail mais ça en valait la peine. Pour l’équipe comme les partenaires, quoi de mieux qu’une présentation en compétition à Annecy pour dévoiler un travail de plusieurs années. Annecy met les films d’animation en lumière comme peu de festivals en sont capables et beaucoup de sélectionneurs du monde entier ont pris contact avec nous pour programmer le film ensuite.
Le film sort le 21 septembre dans les salles en France. Sur quels chantiers travaillez-vous actuellement avec votre distributeur français Cinéma Public Films ?
E.Q. : Le travail actuel est la poursuite d’un travail amorcé il y a plusieurs mois. En amont de la sortie, CPF et les associations régionales de cinémas d’Art et Essai, comme par exemple Cina en Nouvelle-Aquitaine, ont organisé des pré-visionnements pour faire découvrir le film aux exploitants. Cette démarche est primordiale car les films indépendants ne peuvent exister sans le soutien et l’engagement des exploitants. À l’approche de la sortie, on se concentre sur la finalisation des éléments de communication et d’accompagnement du film. Cela prend la forme bien entendu de la réalisation d‘une bande annonce, de vidéos de making of, d’un dossier de presse mais aussi l’organisation de séances spéciales en présence de membres de l’équipe ou à destination de journalistes. D’autre part, CPF prépare la mise à disposition d’un dossier pédagogique pour les enseignants et d’un second spécifiquement conçu pour les enfants, ainsi qu’un partenariat avec Solargil, une entreprise familiale labellisée "Entreprise du patrimoine vivant", afin de pouvoir proposer des ateliers de modelage autour des figurines du film et du travail de Rosa Ramalho. Il s’agit avec ce travail d’offrir aux salles Art et Essai les moyens d’accompagner un film singulier, dans sa forme comme dans sa narration, au plus près des jeunes spectateurs.