Les labyrinthes de Louis Blanchot
Lauréat de la résidence d’écriture Cinéma 2021, Louis Blanchot a passé deux sessions de quinze jours au Chalet Mauriac, en mai et octobre 2021, pour travailler sur le traitement de son premier long métrage, une fiction intitulée Ambrosia. Il l’a imaginée, entre autres, comme le négatif de son précédent film, Fièvre (40 minutes, Acéphale Production, 2021), présenté au festival international Côté Court de Pantin, en juin dernier. En chef d’orchestre qui a déjà beaucoup appris sur ce premier projet puisqu’il a participé à chaque étape, il sait surtout qu’il lui faudra garder en ligne de front, cette intention : "Un film c’est une idée qui doit survivre d’abord au scénario et ensuite à tout un écosystème".
"Ambrosia, annonce-t-il, est un bloc d’escalade situé dans la Sierra Nevada californienne. C’est un highball, un bloc naturel dont la hauteur peut être facteur de chutes létales. Ça le classe de fait dans la catégorie des défis sportif et humain. Je l’ai aussi choisi comme titre car ce nom dégage quelque chose de mystérieux, de secret et d’inaccessible, qui appartient à une autre réalité car c’est antédiluvien, spectaculaire. Il renvoie également à l’ambroisie, la nourriture des dieux qui leur assurait avec le nectar, l’immortalité, ce qui résonne ironiquement avec le sujet du film, qui porte justement sur le déclin prématuré des corps… La mortalité donc.
C’est après mes études de cinéma que j’ai découvert l’escalade, en salle d’abord puis extérieur et cette activité sportive a développé chez moi une fascination croissante qui additionne l'ivresse sensationnelle à une grande cinégénie avec ces silhouettes gracieuses et contorsionnées déployant toute leur énergie pour arriver au sommet d'une roche, d'une falaise, d'un mur. J’y ai vu comme un prolongement de l'enfance et ces moments où on arpentait des environnements trop grands pour soi, qu’on souhaitait conquérir et dompter par la force, l'agilité, la malice. L’escalade, c’est aussi un dialogue énigmatique entre l'espèce humaine et son environnement, rappelant que notre monde nous fascine parce qu'il nous résiste. Grimper c’est comme évoluer sur une surface naturelle qui ne veut pas de nous. Il faut inventer un chemin jusqu’au sommet, comme on chercherait sa sortie dans un labyrinthe. Curieusement, l’escalade de bloc, c’est un milieu qui n’a pas été filmé ni investi par la fiction.
Après Fièvre, j’ai eu envie de prolonger ce travail sur la structuration d’un groupe mais en extérieur, avec une ambiance plus solaire, plus athlétique. Fièvre, c’est un huit clos dans un appartement où se retrouvent quatre jeunes assez abimés. Étudiant, pendant des années, j’ai fréquenté ces appartements qui sont des vortex. On ne sait jamais quand on va en sortir ni ce qu’il va s’y passer. On y rencontre des gens qu’on connaît à peine et dont les histoires sont très compliquées. Avant ça, je n’avais jamais vu non plus ces lieux et ces ambiances filmés. Je trouvais ça aussi très cinégénique et le film s’est traduit par un 40 minutes produit par la société Acéphale qui m’accompagne également sur Ambrosia."
Si Louis Blanchot vit aujourd’hui en Seine-Saint-Denis où il enseigne le cinéma (à Paris VII et pour la Ville de Paris), il est né en 1988, en Bretagne, à Saint-Brieuc où il a fait toute sa scolarité. Il s’inscrit ensuite à l’université de Rennes II où, après une Licence de cinéma, il obtient un Master d'études cinématographiques, cadre dans lequel il écrit, réalise et monte La Nuit est jeune (Fiction – 17 minutes - 2008 - Production Scen’art) et est assistant mise-en-scène sur Errances de Nicolas Louédoc (Production Scen’art1), son binôme et ami venu le rejoindre au Chalet Mauriac, dont on reparlera plus loin. Après cela, de 2012 à 2019, Louis Blanchot va être critique de cinéma pour, notamment, Chronic’art, Stylist, Vertigo, So Film, etc., ce qui l’amène à publier Les Vies de Tom Cruise, édité par Capricci en 2016.
"J’y ai domestiqué l’écriture, précise-t-il. Ça m’aide aujourd’hui pour rédiger un scénario, un traitement, une note d’intention. Toutefois, venant justement de l’écrit, je me sentais obligé d’écrire des scénarios les plus aboutis que je pouvais alors qu’à certaines étapes, ce n’est pas nécessaire puisque c’est un document de travail. De fait, cette résidence m’est bénéfique car elle me permet d’explorer le traitement. Contrairement à un scénario, ce dernier permet de retoucher, modifier un personnage ou une situation, sans avoir tout à repenser, réécrire. C’est plus malléable si bien qu’on est moins crispé sur les détails et plus attentif à la cohérence globale et c’est également plus facile à faire lire."
"[…] Un scénario n’est pas une œuvre. On ne doit pas le sanctuariser ; il doit évoluer, murir, grandir, tout en gardant sa ligne parce que la peinture des idées doit rester fraîche jusqu’au tournage."
Pour sortir le bon grain de l’ivraie, Nicolas Louédoc, qui a été son premier assistant prépa et tournage sur son premier court, l’a rejoint au Chalet Mauriac. "On a travaillé au plus serré, explique-t-il. Pendant que je lui expliquais le film de A à Z, il m’enregistrait et prenait des notes. Après écriture et relecture, il me faisait des retours. C’est très efficace et ça permet aussi de s’éloigner du rapport trop intime et dépendant qu’on entretient avec un projet parce qu’un scénario n’est pas une œuvre. On ne doit pas le sanctuariser ; il doit évoluer, murir, grandir, tout en gardant sa ligne parce que la peinture des idées doit rester fraîche jusqu’au tournage."
D’autant que c’est un projet qui va devoir ensuite être partagé avec nombre d’autres personnes et notamment avec la production. "J’ai rencontré l’auteur et réalisateur, Anthony Lapia, à Paris, quand on a tenté la Fémis - qu’il a obtenue en 2015 - mais je ne savais pas encore ce que je voulais faire dans le cinéma. Entre temps, il a monté la société Acéphale avec Lorenzo Bianchi et il m’a toujours encouragé à maintenir mon envie de faire du cinéma. Si bien que, quand j’ai écrit mon premier film Fièvre, j’ai pu le faire avec eux dans d’excellentes conditions. Ambrosia, je l’avais d’abord écrit comme un court métrage mais ils ont jugé que ça valait le coup de l’étendre sur un long, certains que le sujet et les personnages le méritaient."
Avant de présenter plus en détail Ambrosia, il est nécessaire d’évoquer ce sur quoi le projet repose. Il y a trois ans, Louis Blanchot a eu un accident et sa blessure, au début anecdotique, a dégénéré pour des raisons que les médecins ignorent. Depuis, il ne peut plus courir, marche difficilement et l'escalade lui est interdite. "Cet événement a fait totalement basculer mon existence, ajoute-t-il, et l’idée m’est venue de m’inspirer de cet accident de la vie pour traiter d’enjeux assez universels : l’ambition et les rêves d’athlètes soudain coupés dans leurs élans."
Écrit donc avant la pandémie de la Covid-19, le synopsis décrit ainsi le film : "Dans les années 90, une étrange maladie dégénérative détraque physiquement la population. Malgré le déclin en cours, treize grimpeuses professionnelles se rendent dans la forêt de Fontainebleau pour s'entraîner sur les milliers de blocs qui la peuplent. Harmonie, une jeune prodige énigmatique les a rejoints ainsi que Diane Grant, une légende américaine, anciennement entraînée par leur coach Nico. Seule immune de la troupe, sa présence attise chez les autres un mélange de fascination et d'interrogation... C'est que Diane Grant ambitionne un projet insensé, l'ascension d'un bloc mythique situé aux États-Unis et jugé imprenable : Ambrosia."
"Je voulais situer le film dans une temporalité alternative pour qu’on ne sache pas si c’est un futur qui a décliné où si c’est daté, commente Louis. On va progressivement se débarrasser du diagnostic médical et technologique pour incarner cette idée de la maladie de manière plus existentielle, plus allégorique, en utilisant la nature et ce qu’elle a à offrir. Avec ses milliers de blocs de grès, la forêt de Fontainebleau représente un véritable temple minéral à ciel ouvert, qui en fait un des lieux les plus convoités de la discipline, une sorte de Hawaï de la grimpe. Cette forêt, curieusement, n’a pas non plus inspirée beaucoup de fictions cinématographiques alors qu'elle a été le berceau de l'école pré-impressionniste, le lieu d'expérimentation de la photographie primitive, le paysage fantasmatique d'Arthur Rimbaud.
Ce qui m’anime au final, c’est de construire de petits édens communautaires, à la fois solidaires et disparates où un groupe évolue avec ses singularités, de manière assez harmonieuse, jusqu’à ce que des inquiétudes individuelles fassent dysfonctionner le groupe. S’y ajoute le désir d’orchestrer, dans une dramaturgie empruntée au western, entre autres, des résonances et des dissonances contrariant les trajectoires individuelles et collectives, pour les faire se résoudre dans une forme d’accomplissement collectif qui, selon moi, forgent la carapace immémoriale du genre humain : l'amitié, la solidarité, la dignité, la résilience."
1Scénart : association de cinéma, à l’université de Rennes II, qui apporte son soutien aux étudiants pour créer des événements cinéphiles, projeter des films ou en réaliser. De 2007 à 2010, Louis Blanchot, qui y était secrétaire, y a organisé un festival de films qu’il présentait seul ou en table ronde avec des invités.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)