"Les mots sauvés" de Beata Umubyeyi Mairesse
Les romans de Beata Umubyeyi Mairesse portent souvent une parabole, tel un fil d’Ariane. Ici, celui de l’araignée sur lequel Consolée, une enfant rwandaise, veille. Les fils d’une toile… comme les liens de nos identités et appartenances. Défiant les certitudes, d’une lucidité essentielle, Consolée (aux éditions Autrement) s’emboîte remarquablement à l’œuvre que l’écrivaine rwandaise construit, autour des questions de la langue, du déracinement et de la transmission.
Si le précédent roman de Beata Umubyeyi Mairesse, Tous tes enfants dispersés 1, interrogeait la difficile réparation du lien entre une mère et sa fille, séparées par le génocide des Tutsis au Rwanda (avril 1994), quand l’une est restée et que l’autre est partie..., Consolée prolonge la question de la filiation en l’élargissant : Consolée est la fille de… et Ramata, est la mère de… Déplié entre 1954 et 2019, entre le Rwanda, le Sénégal et la France, le roman s’enroule autour de la délivrance de deux femmes, l’une par l’autre, Consolée et Ramata, que tout sépare, notamment une génération. Elles vont se rencontrer à un moment charnière de leur vie, sans savoir au départ ce qu’elles ont en commun : le déchirement de deux petites filles africaines arrachées à leur pays et à leur langue par le fait colonial.
Il y a d’abord un village, sur une colline du Ruanda-Urundi (le Rwanda, avant la décolonisation) où l’on découvre Consolée, une petite fille de sept ans. On est en 1954. Elle vit avec sa mère, sa cousine et son grand-père. Lui, il lui raconte les oiseaux, les fleurs, la rosée… Mais les oncles qui vivent plus bas, les informent qu’il faut que Consolée parte : "Elle doit rejoindre ses semblables. […] L’ordre est venu des chefs blancs et est porté par le géniteur jusque-là absent. Aucun de leurs bâtards ne doit continuer à vivre sur les collines avec les indigènes."
C’est ainsi que Consolée "apprend en une phrase, courte et dure comme une gifle, qu’elle est une bâtarde […] et qu’elle va devoir se lever de cette cour qui l’a vue naître, puis grandir et la quitter". Consolée donc est "mulâtre"… Un mot qui vient de "mulet, le croisement entre une jument et un âne" et qui se disait d’un enfant né d’un Blanc et d’une Noire. C’est ainsi qu’on l’oblige à tout quitter pour entrer à l’Institut des enfants mulâtres à Save, dans le Sud.
Financé par l'État belge et confié aux religieuses blanches, ce pensionnat fonctionne comme un orphelinat alors qu’aucun des enfants ne l’est. Ni Noirs ni Blancs, maltraités par tous, ces enfants "desservent le socle colonial basé sur la hiérarchie raciale". Par peur "d’une dégénérescence de la race blanche", l’État entend les cacher et les éduquer pour en "faire une main d’œuvre plus qualifiée que les Noirs qui servira au mieux les intérêts des Blancs". Pas d’ostracisme, la France, l’Australie, le Canada, etc., ont fait pareil. Les pensionnats catholiques des enfants des Premières nations, des Inuits et des métis2, notamment, font depuis des années l’objet de nombreux procès.
Mais ici, on est à la veille de l’indépendance, aussi l’État belge ne peut qu’accueillir sur son sol ces enfants qu’il a isolés. Et c’est sur un tarmac belge enneigé que Consolée et les autres petites filles mulâtres, déportées, atterrissent en février 1959, par une décision prise la veille. Les petites sont de nouveau séparées, placées dans des orphelinats et "leur dossier" est ouvert à l’adoption. Et Consolée est accueillie par un couple ; lui est un ancien ingénieur de l’administration coloniale. Elle a douze ans...
"Mais mon cœur, lui, enregistrait chaque secousse, la moindre lacération. Quand enfin j’ai accepté de […] le considérer, je l’ai trouvé en charpie."
Et puis, on est en 2019 et on découvre Ramata. Elle vient d’arriver Aux Oiseaux, un Ehpad, pour valider un stage pré diplômant d’art thérapeute. Née au Sénégal, elle a six ans en 1975 quand elle arrive en France, avec sa mère et son frère, dans le cadre du regroupement familial, pour rejoindre leur père qui travaille chez Ford, près de Bordeaux. Après s’être hissée au terme de brillantes études au poste de directrice des ressources humaines dans une collectivité territoriale, un burn out l’oblige à tout reconsidérer : "Je m’étais construit une armure, de diplômes d’abord, d’assurances ensuite, de négation enfin. Pour ne pas entendre, ne pas savoir ce qui se disait dans mon dos, les petits noms, les blagues tendancieuses, les insinuations blessantes. […] Mais mon cœur, lui, enregistrait chaque secousse, la moindre lacération. Quand enfin j’ai accepté de […] le considérer, je l’ai trouvé en charpie."
Et, après des mois, hagarde sur son canapé, elle décide d’intégrer une formation d’art thérapeute : "J’ai cessé de viser le sommet, de vouloir conquérir le monde avec mon esprit. Je souhaitais regarder plus bas, du côté des cœurs [et] aller chercher, dans la génération qui avait façonné le monde actuel, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, chez ceux qui avaient fait venir en France mes parents et ceux de mon mari [Khalil], les réponses aux questions apparues lorsque j’avais arraché mes œillères : le mépris, le rejet, le déni". Mais ce qu’elle y trouvera est tout autre chose…
Car c’est le jour de son arrivée Aux Oiseaux que Ramata découvre Astrida, une des patientes âgées, "la seule autre femme à la peau un peu sombre". L’animatrice qui l’accueille l’informe "qu’elle parle à peine et, quand elle le fait, c’est incompréhensible. Elle oublie petit à petit le français et sort des trucs dans une langue inconnue […]. Si ça se trouve, elle parle ton dialecte !"… On comprend très vite qu’Astrida n’est autre que Consolée. Ce que ne sait pas encore Ramata mais qu’elle va s’efforcer de découvrir, la portant là où elle n’aurait jamais pensé aller…
Le chemin que le roman continue de parcourir ouvre d’autres questions fondamentales que vous découvrirez en le lisant… Beata Umubyeyi Mairesse signe ici un roman d’une terrible portée mais avec une profonde humanité. Parce qu’"un départ de chez soi à l’âge de six ans condamne à habiter sans fin ce moment-là. On ne revient jamais de ce long voyage. Il n’y a que dans la tombe que cela cessera […] et si, ce doit être cela d’apprivoiser sa peur, il faudra un jour trouver le moyen de l’expliquer à ses enfants", conclut Beata Umubyeyi Mairesse, mettant en résonance ce que la "grande Histoire a fait d’irréversible aux familles et à leurs descendants", qui est encore sous le tapis et dans la douleur, permettant d’ouvrir ainsi, ce que l’écrivaine appelle de ses vœux, la possibilité, au moins, d’une réparation symbolique.
Consolée de Beata Umubyeyi Mairesse
Éditions Autrement, collection "Littératures"
Août 2022
368 pages
21 euros
ISBN : 978-2-0802-8928-5
Beata Umubyeyi Mairesse a reçu une aide de la Région Nouvelle-Aquitaine, dans le cadre du contrat de filière Livre, pour l'écriture de ce livre.
1 Avant celui-là, elle a déjà publié aux éditions La Cheminante, deux recueils de nouvelles, Ejo (2015) et Lézardes (2017) et un recueil de poèmes, Après le Progrès (2019), tous multiplement primés. Tous tes enfants dispersés, paru aux éd. Autrement, en 2019, a reçu le Prix des cinq continents de la Francophonie.
2 Lire : Nathalie Bernard, Sauvages, éd. Thierry Magnier, 2018.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)