Antonio Donato, Paolo Carbone : Pastèque et Meloni
Sélectionné dans le cadre d’un partenariat entre ALCA, le Poitiers Film Festival et le Festival Biarritz Amérique Latine, le réalisateur italien Antonio Donato a été accueilli ce printemps au Chalet Mauriac pour une résidence d’écriture consacrée à son premier long métrage de fiction : Sparare alle anguire (Tirer sur les pastèques, en français). Nous l’avons rencontré avec son coscénariste, Paolo Carbone, pour évoquer cette adaptation de leur court métrage de fin d’études, une réflexion tout en douceur et franche ironie sur le poids social de la masculinité chez les jeunes garçons italiens.
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Pourriez-vous nous parler de votre parcours avant d’entrer à la London Film School où vous vous êtes rencontrés ? Qu’est-ce qui vous a chacun amené au cinéma ?
Antonio Donato : Je n’ai pas commencé mes études par le cinéma, j’ai débuté par un tout autre domaine — à savoir l’économie et le management culturel. C’était un choix fait avant tout pour rassurer mes parents, mais j’avoue n’avoir jamais pris la chose au sérieux : c’était quelque chose que je faisais à côté d’autres activités, qui comptaient plus pour moi. J’ai eu tout un tas de petits boulots pour des galeries d’art, et je me suis ainsi retrouvé à créer des installations vidéo. J’ai fait ça un moment avec joie, mais j’ai fini par avoir envie de faire des films narratifs. C’était mon rêve depuis l’enfance, et je me suis dit que ce n’était peut-être pas irréalisable après tout. Alors j’ai attendu d’avoir mon diplôme en poche pour demander à ma famille s’ils étaient d’accord pour me prêter de l’argent, qu’ils ne reverraient probablement jamais… Je connaissais quelqu’un qui étudiait à la London Film School, je savais qu’il était possible d’y développer un projet et j’ai sauté le pas.
Paolo Carbone : Pour ma part, j’ai suivi un parcours plus classique. J’ai toujours voulu écrire des films, et j’ai donc commencé par étudier la littérature italienne à l’université. J’ai ensuite enchaîné avec un master d’écriture filmique à Londres, où nous nous sommes rencontrés avec Antonio.
Antonio Donato : Nous ne suivions pas les mêmes cours. Nous avons fait connaissance parce que nous jouions tous les deux dans l’équipe de football de l’école — probablement la pire équipe de foot de tous les temps ! Le premier jour d’entraînement, Paolo avait mis un t-shirt de Franscesco Totti1 : on s’est vite reconnu comme des compatriotes !
Paolo Carbone : On a après découvert que nous avions beaucoup plus en commun. Nous avions des backgrounds familiaux très proches, et surtout nous avions passé toutes nos vacances d’enfance au même endroit, littéralement à deux cents mètres l’un de l’autre, dans une petite station balnéaire de Sardaigne qui est devenue assez naturellement le cadre de notre film. Cette synchronicité ne pouvait que nous rapprocher artistiquement.
Antonio Donato : Et en plus de nombreuses références littéraires ou cinématographiques, nous partagions aussi le fait de venir chacun d’une famille exclusivement masculine. Nous avons très vite eu envie d’écrire là-dessus et sur ce que ça engendre de grandir dans ce cadre.
Quel enseignement le plus important avez-vous retenu de vos études de cinéma ?
Antonio Donato : Probablement que, pour faire de bons films, vous avez besoin de temps… et aussi de mettre votre ego de côté au profit de votre projet. Je suis persuadé que pour travailler sereinement, pour avancer, il faut à la fois ne jamais être sûr de soi et croire fermement en ce que l’on fait. C’est ce qui permet d’écouter au mieux les conseils des gens avec qui tu travailles.
Paolo Carbone : Oui, on nous a beaucoup appris le pouvoir du travail d’équipe. Faire un film est une activité avant tout collective, tu dois sans cesse partager, échanger. Et même si tu ne reçois pas toujours un retour, le simple fait de devoir exprimer ce que tu as dans la tête, de le formuler clairement pour d’autres, ça te fait systématiquement avancer… Encore plus d’ailleurs dans les phases d’écriture.
Le projet de fin d’études (Sparare alle angurie) que vous adaptez actuellement en long métrage explore l’anxiété sociale parfois induite par la masculinité. D’où vient votre intérêt pour ce sujet ?
Paolo Carbone : C’est un sujet que nous connaissons très bien et que les garçons de notre génération expérimentent quotidiennement dans leurs vies ! Peut-être y sommes-nous sensibles parce que nous sommes italiens et que la parodie d’une certaine virilité a toujours joué un rôle dans l’image que l’on se fait de notre pays, mais pas seulement. Nous sommes tous en lutte avec les masques que la société ou nous-mêmes nous forçons à porter.
Antonio Donato : Oui nous luttons avec une image que nous sommes censés renvoyer et que nous avons du mal à gérer. Nous affrontons cette injonction à la virilité avec fragilité et beaucoup de contradictions. Et si je peux me permettre de parler au nom de Paulo, je crois que si nous faisons tous les deux du cinéma, c’est bien pour partager et mettre en scènes ces fragilités que l’on tente de dissimuler au quotidien.
Paolo Carbone : Notre processus d’écriture naît de très longues discussions, d’échanges sur nos vies, nos sentiments, nos émotions, mais aussi sur ce que nous voyons des autres autour de nous. Et nous sommes souvent revenus sur cette maladresse, cette gaucherie à interagir ou à s’exprimer dont font preuve nos pères ou les hommes de leur génération. Et si c’est évidemment plus flagrant dans la culture italienne, ce n’est pas particulier à notre pays. Je pense que cela vient de la culture occidentale : on a retrouvé cela partout où nous sommes allés pour montrer notre court métrage.
Comment envisagez-vous cette tâche classique, mais toujours très ardue, de passer d’un court à un long métrage ?
Antonio Donato : J’ai l’impression que c’est un peu différent pour nous, car le projet de Sparare alle angurie était avant tout un projet de long métrage. Nous avons dû à l’époque énormément couper le film et le ramasser sur lui-même pour en faire un court de vingt minutes. Je crois que nous avons fait du bon boulot, notamment parce qu’il prend quand même son temps — ce qui est assez rare sur ce format. De toute évidence, nous pouvons donc maintenant développer les personnages, mais aussi laisser les particularités du lieu de l’action — ce village de vacances un peu daté — infuser l’histoire, la creuser.
Paolo Carbone : Nous avons en plus la chance, grâce au parcours du court métrage qui a été sélectionné dans plus de soixante festivals, d’être certains que les spectateurs se connectent aux thèmes que nous souhaitons explorer. Nous savons que nous n’avons rien à ajouter à notre film, nous devons juste le laisser se développer dans sa forme naturelle. Et quand vous êtes comme nous des auteurs d’un peu moins de 30 ans, avec au final assez peu d’expérience ou de recul sur ce que vous êtes en train d’écrire ou de filmer, c’est un cadeau et un gain de temps inestimable.
Qu’est-ce que vous apporte un temps de travail comme celui que vous pouvez partager ici, au Chalet Mauriac ?
Paolo Carbone : De façon très prosaïque, avant tout d’être ensemble dans la même pièce pour écrire et réfléchir ! J’habite à Rome et Antonio habite à Milan, ce n’est donc pas si fréquent.
Antonio Donato : Et c’est très motivant de voir une institution croire en votre travail et vous offrir pareille opportunité. Je veux dire, en Italie, il n’y a pas d’endroits comme ça. Il n’y a pas de résidences d’écriture pour le cinéma — ou alors il faut payer pour y avoir accès, ce qui n’a aucun sens.
Paolo Carbone : Sans compter qu’à ce stade de développement de notre film, nous n’avons pas encore signé avec une production, nous en sommes encore au stade des discussions. Nous revendiquons une liberté totale dans notre travail et c’est un privilège de recevoir alors une telle confiance.
Antonio Donato : Cette résidence nous a également permis de bénéficier de séances de brainstorming avec une consultante en écriture très qualifiée, mais aussi d’interroger plusieurs de nos interlocuteurs sur les possibilités d’une coproduction franco-italienne de notre film.
Que pensez-vous de la place et du rôle du cinéma aujourd’hui en Italie sous le gouvernement Meloni ?
Antonio Donato : Le monde du cinéma rencontre évidemment de grandes difficultés. L’État a réduit tous les financements dans le domaine de la culture et, si c’est forcément dramatique pour les artistes, ça l’est surtout en vérité pour le pays dans son ensemble. Le gouvernement ne cesse également de modifier les règles sur les crédits d’impôt2, dont le fonctionnement est quand même d’une opacité souvent inquiétante… Nous sommes à un moment, je pense, où des règles claires doivent être établies pour la pérennité de la production cinématographique. Mais ne nous voilons pas la face : le gouvernement actuel est très ancré à droite, et la droite a classiquement horreur de la culture.
Paolo Carbone : Pourtant, comme souvent en pareille situation, c’est paradoxalement un moment idéal pour faire du cinéma. Il y a beaucoup de très bons réalisateurs qui émergent en Italie, il y a des films formidables qui sortent, comme Una sterminata domenica d’Alain Parroni ou Oceans Are the Real Continents de Tommaso Santambrogio, pour n’en citer que deux récents.
Antonio Donato : Et puis nous croisons chaque jour des jeunes gens comme nous, qui ont envie de tourner et qui ont sincèrement quelque chose à dire, un regard à offrir. Difficile de dire combien d’entre eux réussiront à faire effectivement un film dans la situation politique actuelle, avec les coupes drastiques dans les financements, avec une parole publique de plus en plus contrôlée. On en parle beaucoup entre artistes de notre génération, on ne sait pas trop ce qui va advenir, mais on y croit. On n’a pas vraiment le choix.
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Projet en résidence : Sparare alle angurie
Lors d’une séparation conjugale difficile, un père autoritaire emmène ses deux fils, âgés d’une vingtaine d’années, en vacances sans leur mère dans un village vacances. Entre frustrations et insécurités, leur relation déjà fragile bascule dans une rivalité tragi-comique, surtout après l’arrivée d’une famille étrangère. Mais lorsqu’une pluie battante les oblige à s’enfermer à l’intérieur, ils se retrouvent contraints de faire face à leurs propres fragilités.
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1. Joueur de football italien, capitaine emblématique de l’AS Roma où il a fait la totalité de sa carrière, de 1993 à 2017.
2. En Italie, afin de favoriser la création cinématographique, la loi met spécifiquement en place des allègements fiscaux au profit des sociétés (faisant partie ou non du secteur du cinéma) qui réinvestissent leurs bénéfices dans la production et la distribution de films.
Ces allègements ont été réduits de moitié par le gouvernement de Giorgia Meloni.