"Ceux qui partent" : de l’intime à l’universel
Vue depuis l’Occident, la question des migrations africaines se réduit souvent à des images ou des récits médiatiques ne donnant qu’une vision parcellaire des réalités multiples de ce phénomène. Ceux qui partent, le projet du premier long métrage de fiction de l’auteur et réalisateur franco-sénégalais Hefse Guiro, est tout le contraire. Entre intime et universel, bruit et silence, mouvement et sidération, le cinéaste dépeint toute la complexité de ces vies bouleversées dans une ville de contrastes, Dakar, où l’émigration est devenue une réalité sociale prégnante. Un projet que le réalisateur porte en lui depuis longtemps et qu’il a pu développer dans le cadre d’un accompagnement au long cours, dont une résidence au Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien, qui marque une étape importante.
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Comment s’est déroulée l’écriture de Ceux qui partent ? Quelles en ont été les différentes étapes ?
Hefse Guiro : J’ai habité à l’étranger et au Sénégal pendant très longtemps. Revenu en France avec un désir de cinéma très fort, j’ai alors suivi une formation d’un an en écriture de scénario à l’école Louis-Lumière, en candidatant avec Ceux qui partent. Le projet a ensuite été admis en résidence au Moulin d’Andé, en Normandie. C’étaient dix semaines réparties sur un an, ce qui me convenait très bien, car je sentais avoir besoin de temps pour que le projet murisse, et cela m’a vraiment aidé à avancer.
Il y a eu deux autres résidences en 2025 : une en Corse, à la Casell’arte, à Venaco, où j’ai bénéficié d’une consultation, et une autre ici, au Chalet Mauriac. Entre-temps, la scénariste Violette Garcia a travaillé avec moi pendant trois mois. Et mes producteurs, Yannick Beauquis et Quentin Brayer de Don Quichotte Films, me font des retours réguliers.
C’est important, pour vous, d’avoir ces regards extérieurs ?
Hefse Guiro : Les regards extérieurs sont toujours extrêmement précieux, même quand ils sont maladroits. Ils t’aident à avancer.
Les deux premiers mois, nous avons beaucoup échangé avec Violette, pour qu’elle comprenne bien le projet, son univers, et le pays, aussi, qu’elle ne connaissait pas. Ce travail est très utile pour se replonger dans l’écriture, il permet de verbaliser des éléments que l’on a en soi. Ensuite, nous avons travaillé ensemble sur la structure. Mais dans l’intervalle, ces résidences m’offraient un temps d’écriture en solitaire, et c’étaient vraiment les moments où j’étais le plus en phase avec le projet, notamment au Chalet.
Est-ce parce que ce temps de résidence est arrivé au bon moment ?
Hefse Guiro : Avant d’arriver à Saint-Symphorien, Noémie Benayoun (chargée de mission Création et Initiative régionale à ALCA) m’a encouragé à postuler au Full Circle Lab1, un dispositif d’accompagnement en partenariat avec la Nouvelle-Aquitaine et le land Hesse, en Allemagne. Il s’agit d’un lab, ce qui est très différent d’une résidence d’écriture. On est en binôme avec notre producteur, nous rencontrons d’autres professionnels, des producteurs et des consultants, durant deux semaines (une à la Maison Forte, à Monbalen (47) et une autre à Schloss Biebrich, à Wiesbaden, en Allemagne), pour échanger autour du projet. Une dynamique incroyable s’est ainsi mise en place durant toute l’année, entre le travail avec la coscénariste, la résidence en Corse, le lab… En arrivant au Chalet, j’étais riche de toutes ces expériences et cela m’a permis d’avancer énormément sur le projet. C’est vraiment un temps dédié à l’écriture qui m’a été très bénéfique.
Quelles sont vos sources d’inspiration, artistiques ou autres, pour ce film ?
Hefse Guiro : C’est un patchwork d’inspirations… Depuis quatre ans, je suis lecteur pour l’Aide au cinéma du monde, au CNC. Lire plein de projets de film permet d’avoir un regard sur ce qui se fait un peu partout et cela infuse mon écriture.
L’histoire de ce film renvoie aussi à des choses auxquelles nous avons été confrontés dans ma famille. Je suis Français et Sénégalais, donc la question de l’émigration me touche directement. Au Sénégal, j’ai travaillé pour des médias français, notamment sur cette problématique, et rencontré beaucoup de personnes qui ont traversé ces situations. Des gens qui sont partis, d’autres qui sont revenus, des familles qui ont connu des deuils, et cela a vraiment été une source d’inspiration.
Ce qui est frappant, à la lecture du scénario, c’est la loi du silence qui règne et qui entoure les protagonistes. Des non-dits, voire des mensonges, qui pèsent sur le destin de chaque personnage. Est-ce que c’est cela, aussi, que le film cherche à montrer ?
Hefse Guiro : C’est précisément le cœur de mon travail en ce moment : développer les relations entre les personnages et leurs échanges. Mais avant cela, j’avais besoin de construire le récit dans sa globalité, de me concentrer sur sa structure.
Malgré tout, dans les situations de drame – et cela est universel –, on a des difficultés à mettre des mots sur ses émotions, on a du mal à parler avec l’autre, on ne veut pas blesser et on essaie de se préserver. Or, mon film se déroule en pleine crise, alors que la famille est sans nouvelle du fils aîné, du frère, tout le monde est bouleversé par cette situation. Donc les échanges restent limités ou maladroits. Il y a une forme de mensonge, mais qui permet en réalité de se protéger ; c’est rarement un mensonge pour manipuler l’autre.
En dehors du cercle familial, que peut-on dire de cette loi du silence qui entoure ces départs, au moment de leur organisation ?
Hefse Guiro : C’est paradoxal, au Sénégal, parce qu’on peut parler facilement de migration au sein des familles, mais au moment où les départs s’organisent, on reste très secret. Il y a plusieurs raisons à cela : on ne veut pas que tout le monde ait son mot à dire sur une décision très importante, on se protège ; il y a aussi le fait de ne vouloir parler des événements qu’une fois qu’ils sont advenus, comme une forme de superstition. On apprend souvent les départs soit au tout dernier moment, soit après, une fois que la personne n’est plus là. Un départ est aussi quelque chose d’illégal et de très fragile – il peut toujours s’annuler. Il y a ainsi beaucoup de faisceaux qui contribuent au secret. En ce sens, faire ce film sur cette question de la migration me paraissait important, pour essayer de vraiment comprendre ce qui se joue dans ces moments-là, pour éclairer le hors-champ de ce phénomène.
Que représente la relation empêchée du couple Mbaye/Nima ? Qu’est-ce qui les empêche de vivre leur amour au grand jour ?
Hefse Guiro : Nima fait partie d’une ethnie qui est assez conservatrice et fermée, avec une tendance à se marier entre personnes de mêmes origines. Là encore, cela me semble assez universel. Il faut aussi comprendre que Nima, par son travail, représente un revenu pour la famille. Les siens ne souhaitent pas la laisser partir avec n’importe qui, car, à terme, cela pourrait les affaiblir économiquement. Il y a partout dans le monde des familles conservatrices, qui ne souhaitent pas se mélanger avec d’autres classes, qui craignent le regard des autres en cas de déclassement. C’est un des aspects sociaux du Sénégal, mais qui n’est pas forcément représentatif. Il y a aussi beaucoup de mariages libres. Cette situation est propre à cette histoire-là.
Les motivations à partir de Nima et de Mbaye semblent radicalement différentes. Pouvez-vous expliquer ce qui les distingue et ce que cette apparente contradiction dit de la société sénégalaise ?
Hefse Guiro : Elle dit surtout que l’on peut partir pour des raisons très différentes. La première, c’est d’améliorer les conditions de vie, la sienne ou celle de sa famille. Il y a celui qui veut partir pour aider les siens – ce qui peut paraître paradoxal – et l’autre qui veut partir pour fuir sa famille. Mais je ne suis pas sûre que ce soit propre à la société sénégalaise. C’est vrai dans plein d’endroits où les gens partent, je l’ai constaté lorsque j’ai travaillé sur ces questions dans plusieurs régions africaines. Il y a des enjeux très particuliers, qui sont propres à chaque famille, à chaque personne. C’est l’histoire d’un couple qui veut partir. On pourrait presque la transposer – évidemment, avec d’autres enjeux – dans un petit village de n’importe quel pays, avec des personnes qui veulent émigrer en ville pour améliorer leurs conditions de vie. C’est une dynamique qui est simplement humaine. J’espère que les gens arriveront à se projeter dans ce récit sans en faire une histoire sénégalaise. Ce qui se joue dans le film, ce sont avant tout des relations familiales, des liens entre adultes et enfants. Ce sont ces aspects-là que je développe actuellement, car cela m’émeut beaucoup.
Dakar, pour vous, est-elle une ville de contrastes, entre modernité et tradition, entre passé et avenir ?
Hefse Guiro : Absolument. Ce n’est pas trop détaillé dans le scénario, mais Dakar est une ville qui change énormément, avec des aspects très modernes, beaucoup de constructions nouvelles ces dernières années, qui changent le visage de la ville. En même temps, on peut voir passer au milieu de la rue une charrette avec un cheval. Ces contrastes sont très forts, avec des zones riches et d’autres vraiment pauvres. Ces disparités ne sont pas détaillées dans l’écriture, mais ce sont des éléments que je vois très précisément et même les endroits où les filmer. Le personnage principal, Mbaye, est chauffeur de taxi, et il traverse des endroits très différents, en ville ou hors de Dakar. Il y a aussi le contraste entre cette métropole bruyante, avec beaucoup d’embouteillages, et parallèlement, une économie de parole dans les environnements privés. C’est une ville qui bouge tout le temps, avec un personnage en mouvement permanent lui aussi. Mais en même temps, il est pris dans une sorte de sidération qui le glace.
De manière générale, l’enjeu de ce film, c’est de complexifier un regard qui peut parfois être un peu réducteur sur ces problématiques et sur ces personnes, et de rendre compte de toute cette diversité, cette complexité des Dakarois et de cette dynamique qui se joue dans les familles.
Travailler sur l’intime, dans le cinéma, est assez difficile. Comment représenter le ressenti, surtout lorsqu’il s’agit d’expériences douloureuses ? Mais aujourd’hui, je suis assez serein, avec le sentiment d’enfin parvenir à écrire le film que j’avais en tête. C’est avant tout une question de travail et de temps.
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1. Full Circle Lab https://alca-nouvelle-aquitaine.fr/fr/cinema-audiovisuel/actions-de-cooperation-l-international