Les yeux émerveillés
Dans Les Frontières du Douanier Rousseau, qui vient de paraître aux éditions Michel Lafon, Mathieu Siam et Thibaut Lambert racontent et mettent en images l’histoire de ce peintre hors normes, précurseur souvent incompris et moqué, mais dont le talent singulier n’aura pourtant pas échappé aux avant-gardistes de son époque, à l’aube du XXe siècle. Ce roman graphique réalisé à quatre mains aura été ponctué d’une première résidence de Thibaut Lambert au Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien, au printemps 2021, suivie d’une exposition actuellement au Musée national des douanes de Bordeaux, et se poursuivra par un deuxième temps de résidence au Chalet en mai 2022 pour la préparation d’une conférence dessinée autour de l’univers du peintre. De quoi prolonger notre plaisir de lecture…
C’est d’abord à un voyage que Thibaut Lambert et Mathieu Siam nous convient. En parcourant les pages de ce roman graphique, on est d’emblée immergé dans une époque, celle de la fin du xixe et du début du xxe siècle, avec ses hommes en chapeaux hauts de forme, ses brigades de l’Octroi de Paris, capitale de l’exposition universelle où trône la tour Eiffel, l’effervescence culturelle qui régnait alors dans cette ville où se côtoyaient aisément ceux qui feront la richesse artistique de la Belle Époque : Alfred Jarry, Guillaume Apollinaire, Marie Laurencin, Robert et Sonia Delaunay, Henri Matisse, Camille Pissarro, Henri de Toulouse-Lautrec, Pablo Picasso… Autant de noms illustrent qui jalonnent la vie du Douanier Rousseau et que l’on croise au fil du récit.
Car c’est bien l’histoire d’une vie qui nous est contée, celle de ce peintre naïf souvent incompris, précurseur sans le savoir, qui inspira notamment les surréalistes. Or pour retranscrire toute une existence en bande dessinée, comme l’écrit Mathieu Siam, il faut "faire des choix, donner du sens, avoir des intentions". Le premier choix qu’a fait le scénariste – déterminant pour la structure du récit – est d’avoir ancré cette histoire à un moment précis de la vie du Douanier, celui de son procès au palais de justice de Paris, le 9 janvier 1909. Il est jugé pour faux et usage de faux mais, au-delà de ce chef d’accusation officiel, c’est un homme que l’on juge et dont la vie entière va défiler devant une cour, des jurés et un auditoire dont les émotions fluctueront au gré des témoignages, tout comme celles du lecteur qui se laisse embarquer dans ce récit sans même s’en rendre compte… Les subtilités du dessin, avec des jeux de perspective – lorsque l’on suit par exemple le regard de l’accusé se portant sur une fresque au plafond de la salle d’assise –, l’expressivité des visages ou encore les variations de couleurs marquant les changements de temporalité contribuent à guider le lecteur. Aux teintes sépia des scènes du procès succède l’aquarelle en couleur des analepses. Il aurait été difficile, en effet, de rendre sensible la peinture si colorée de cet artiste par un simple dessin au trait… Ainsi Thibaut Lambert a su adapter sa technique au sujet, imprégnant ses personnages de couleur et de lumière. Et la vraisemblance est dans les détails, comme la bande garance sur le pantalon des douaniers.
"Ce regard ingénu et cette capacité d’émerveillement du peintre font surgir à divers moments du récit une poésie touchante et finiront pas attendrir l'avocat général..."
Subtile aussi est la complémentarité entre texte et dessin qui parvient à dire toute la complexité du personnage. En ce sens, le témoignage à la barre de Wilhelm Uhde, collectionneur, critique et marchand d’art, qui contribua à faire connaître le peintre naïf en organisant notamment sa première exposition personnelle en 1909 – l’un des épisodes racontés dans le livre – est éloquent. Il est sans doute parmi les premiers à avoir perçu ce qui pouvait émouvoir dans les tableaux de ce peintre : "Une vision exacerbée comme seuls peuvent en avoir les enfants. La beauté des premiers printemps, les odeurs de la pluie, les peurs innées et l’Amour. À travers ses œuvres, nous replongeons dans ces sensations de notre jeunesse, enfouies au plus profond de nous." Et pour appuyer ces mots, une planche luxuriante et verdoyante commentée par Thibaut Lambert : "L’artiste au milieu de la jungle, au milieu de sa source d’inspiration. Il n’est plus spectateur du tableau, il en fait partie. Dans cette planche, Rousseau semble très humble face à la nature. Il est à sa place comme une fleur, un oiseau. Le besoin de reconnaissance, il le garde pour le monde des hommes1." Ce regard ingénu et cette capacité d’émerveillement du peintre font surgir à divers moments du récit une poésie touchante et finiront par attendrir l’avocat général… La vision dite "naïve" de cet homme fantasque, sans doute volontairement un peu en dehors du monde, nous fait encore du bien aujourd’hui, comme l’avaient déjà très bien perçu les surréalistes, si l’on en croit les mots de Paul Éluard : "Ce qu’il voyait n’était qu’amour et nous fera toujours des yeux émerveillés."
Pour autant, et parce qu’il est un homme de frontières, comme le dit si justement le titre de l’ouvrage, sa naïveté apparente masque aussi une certaine sagesse. Au début du procès, le brigadier Antoine Cotton le dit avec la franchise et la simplicité d’un véritable ami : "Rousseau sous ses airs un peu niais nous éclairait. Il nous parlait de couleurs, de paysages. Il nous protégeait d’idées nauséabondes qui flottaient dans l’air." Cet "art de vivre", aurait-on presque envie de dire, surgit encore dans une répartie du peintre accusé face au réquisitoire de l’avocat général : "Aujourd’hui, je ne suis riche que de ma peinture et cela me suffit. Appelez ça débauche et oisiveté, moi je parle de création et de liberté." L’homme de loi en reste coi…
À la lecture de cet ouvrage, on découvre un homme à la lisière entre raison et fantasme, entre le laid et le beau, la notoriété et le discrédit, le professionnalisme et l’amateurisme, la vie et la mort… Tant de contradictions en une seule vie, mais une certitude cependant : Henri Rousseau croyait en son art et il savait qu’il devait peindre.
1Extrait d’un cartel de l’exposition temporaire Autour du Douanier Rousseau présentée au Musée national des douanes, à Bordeaux, de février à mai 2022.
Les Frontières du Douanier Rousseau
Thibaut Lambert et Mathieu Siam
Michel Lafon
Mars 2022
118 pages
23,95 euros
ISBN : 9782749947006