"Mafi Souria" ou des fragments de Syrie
En 2016, Lucas Vernier séjournait une première fois au Chalet Mauriac pour travailler sur son projet de documentaire sur la Syrie. Deux ans après, le jeune réalisateur revient à Saint-Symphorien avec Mafi Souria, un film "nouveau" sur les fragments d’un pays dévasté.
L’histoire démarre en 2009, lorsque Lucas, alors tout jeune réalisateur, part en Syrie sur les traces de son grand-père méhariste dans l’armée syrienne sous mandat français. Elle se prolonge en 2011 par un nouveau séjour dans ce pays. Alors surgit la Révolution, bientôt réduite en guerre par le violent régime syrien. Sa quête est brusquement stoppée. Il ne pourra pas retourner là-bas mais se rendra en Jordanie en 2013 pour filmer des réfugiés syriens, parmi lesquels il retrouve des amis. Le besoin d'aller au bout d'une expérience de vie décisive, en achevant un récit autour de ce que la Syrie représente à ses yeux, l'a poussé à reprendre le travail. Il y a deux ans, Lucas savait déjà qu’il ne pourrait plus aller au bout de cet ancien projet, qu’il lui faudrait trouver une autre voie. Stupeur et impuissance face à l’éclatement d’un pays, période de doute, d’interrogations, d’émotions vives… Aujourd’hui, le nœud est défait et, de retour à Saint-Symphorien, il nous raconte cette rupture.
Pourquoi et de quelle manière votre projet initial a-t-il évolué ?
Lucas Vernier : Pour moi, il s’agit clairement d’un nouveau film. J’ai fait le deuil de l’ancien projet. J’ai peu à peu réalisé que je ne voulais plus le faire. Ce n’est pas le parcours de mon grand-père qui m’intéresse aujourd’hui. Je suis reparti de zéro. Je n’ai rien gardé de l’écriture d’avant. Cette prise de conscience, en germe lors de ma première résidence au Chalet, n’a fait que s’accentuer. Je vis avec la Syrie depuis 2009, cela me travaille énormément, ça fait partie de moi. Les images que je possède sont celles d’un pays en voie de disparition, elles gardent témoignages de fragments de vies brisées, ce sont des traces d’une mémoire qui s’effrite, elles ont désormais un statut d’archives. Elles m’habitent comme elles pourraient habiter l’esprit des réfugiés syriens. L’idée est de trouver une circulation à partir de ce matériau.
Le nouveau film s’appelle Mafi Souria, "il n’y a plus de Syrie". Je retisse le fil, qui part d’aujourd’hui, après huit ans de guerre en Syrie. J’ai pris suffisamment de distance, et quand je regarde ces images, je me vois comme un personnage, un jeune filmeur enthousiaste, candide, qui débarque en Syrie. Je ne suis plus cette personne aujourd’hui. La confrontation, même indirecte, à la guerre a cassé cette candeur, et mon film sera un peu le récit de ce changement de regard.
Pourquoi et de quelle manière votre projet initial a-t-il évolué ?
Lucas Vernier : Pour moi, il s’agit clairement d’un nouveau film. J’ai fait le deuil de l’ancien projet. J’ai peu à peu réalisé que je ne voulais plus le faire. Ce n’est pas le parcours de mon grand-père qui m’intéresse aujourd’hui. Je suis reparti de zéro. Je n’ai rien gardé de l’écriture d’avant. Cette prise de conscience, en germe lors de ma première résidence au Chalet, n’a fait que s’accentuer. Je vis avec la Syrie depuis 2009, cela me travaille énormément, ça fait partie de moi. Les images que je possède sont celles d’un pays en voie de disparition, elles gardent témoignages de fragments de vies brisées, ce sont des traces d’une mémoire qui s’effrite, elles ont désormais un statut d’archives. Elles m’habitent comme elles pourraient habiter l’esprit des réfugiés syriens. L’idée est de trouver une circulation à partir de ce matériau.
Le nouveau film s’appelle Mafi Souria, "il n’y a plus de Syrie". Je retisse le fil, qui part d’aujourd’hui, après huit ans de guerre en Syrie. J’ai pris suffisamment de distance, et quand je regarde ces images, je me vois comme un personnage, un jeune filmeur enthousiaste, candide, qui débarque en Syrie. Je ne suis plus cette personne aujourd’hui. La confrontation, même indirecte, à la guerre a cassé cette candeur, et mon film sera un peu le récit de ce changement de regard.
L’idée n’est surtout pas de verser dans la pure nostalgie, le "c’était mieux avant", la "Syrie de Bachar el Assad", ainsi qu’on l’entend si souvent désignée, au point d’en croire qu’un pays se résume à son président. Non, il y avait déjà une dimension critique dans mon premier projet, mais le film ne se voudra pas ouvertement politique ou, plutôt, la dimension politique sera en creux. Il s’agit de retrouver un temps de paix, des gens vivant des moments que l’on ne montre plus, une Syrie qui se situe avant l’explosion, avant la destruction, en hommage aussi à ces personnes. C’est un rêve, ou des fragments de Syrie que je voudrais faire de nouveau exister.
"Quand je regarde ces images de paix, ou de calme avant la tempête, ayant la guerre en tête, elles prennent une dimension, une puissance assez terrifiante."
J’avais filmé une cinquantaine d’heures de rushes, que j’ai intégralement sous-titrés, puis j’ai travaillé avec une monteuse, Marie-Pomme Carteret, ce qui m’a aidé à redécouvrir mes images et déplacer mon regard. En parallèle à l’écriture, à la réflexion, j’ai réduit cette matière pour n’en retenir que l’essentiel. Comme une tentative d’organisation de la mémoire et, ce faisant, il y a un travail de sélection et de mise en lien. Ce n’est pas non plus un ours car il y a des manques qui seront comblés par le tournage à venir. Mais des éléments ont émergé qui sont les plus proches de ce que je veux et de ce que je ressens ; ils incarnent ma pensée sur la Syrie.
Quand je regarde ces images de paix, ou de calme avant la tempête, ayant la guerre en tête, elles prennent une dimension, une puissance assez terrifiante. Je souris, de nouveau, je suis content de revoir ces personnes, elles existent sur ces images, mais en réalité certaines ne sont plus et sont devenues des fantômes – comme certains lieux disparus – ou bien je n’ai plus aucune nouvelle d’autres. Ces traces du passé ont à voir pour moi avec le cinéma où l’on peut opposer des apparitions aux disparitions. Refouler des traces de vie, quand la mort à présent domine, ajoute toujours aux drames qui nous dépassent. Les faire ré-émerger ne résout rien, mais c’est toujours une lutte contre la négation, l’oubli. Cela renvoie aussi à des questions plus larges comme "comment se crée l’identité culturelle d’un pays ? Qu’est-ce qui fait qu’un pays aussi déchiré peut retrouver des liens pour essayer de vivre ensemble ?". Je pense que ce sont des souvenirs, des images, des moments de vie partagée qui peuvent faire ciment.
Un socle à partir duquel reconstruire un avenir, en quelque sorte ?
L.V. : Sans être naïf ni avoir cette prétention, il y a au moins l’envie de contribuer à cela, à la préservation de quelque chose de Syrie dont la découverte m’a nourri. Mes amis syriens sont émus quand ils regardent ces images. Ils disent : "C’est ça qu’on ne montre pas, qu’on a envie de retrouver, de garder vivant. C’est ça qui nous manque !". Ces images sont comme des bulles d’évocation surgissant depuis le présent. Elles montreront au spectateur le visage d’un pays qu’il ne connaît peut-être pas. Cela provoquera sans doute des émotions, et quelque chose de plus contemplatif, de sensoriel… Je sais que le film tendra aussi vers cela.
Comment concevez-vous l’articulation avec le présent et quelles images allez-vous filmer aujourd’hui ?
L.V. : La manière d’incarner le présent est véritablement un enjeu puisque le film part d’aujourd’hui. Cette partie est encore en réflexion. Le présent et l’avenir de la Syrie sont tellement incertains et la relation des Syriens avec le futur est si complexe, abstraite… J’ai fait un bond gigantesque avec ce travail sur mes images passées, tout s’est éclairci, la question de ma place dans ce projet, du rapport au grand-père etc. C’était le plus gros nœud pour moi, savoir de quelle manière parler de la Syrie, à quelle place on se situe pour en parler, pour essayer d’apporter un regard un peu différent. Le film posera surtout des questions qui resteront en suspens.
Quand je regarde ces images de paix, ou de calme avant la tempête, ayant la guerre en tête, elles prennent une dimension, une puissance assez terrifiante. Je souris, de nouveau, je suis content de revoir ces personnes, elles existent sur ces images, mais en réalité certaines ne sont plus et sont devenues des fantômes – comme certains lieux disparus – ou bien je n’ai plus aucune nouvelle d’autres. Ces traces du passé ont à voir pour moi avec le cinéma où l’on peut opposer des apparitions aux disparitions. Refouler des traces de vie, quand la mort à présent domine, ajoute toujours aux drames qui nous dépassent. Les faire ré-émerger ne résout rien, mais c’est toujours une lutte contre la négation, l’oubli. Cela renvoie aussi à des questions plus larges comme "comment se crée l’identité culturelle d’un pays ? Qu’est-ce qui fait qu’un pays aussi déchiré peut retrouver des liens pour essayer de vivre ensemble ?". Je pense que ce sont des souvenirs, des images, des moments de vie partagée qui peuvent faire ciment.
Un socle à partir duquel reconstruire un avenir, en quelque sorte ?
L.V. : Sans être naïf ni avoir cette prétention, il y a au moins l’envie de contribuer à cela, à la préservation de quelque chose de Syrie dont la découverte m’a nourri. Mes amis syriens sont émus quand ils regardent ces images. Ils disent : "C’est ça qu’on ne montre pas, qu’on a envie de retrouver, de garder vivant. C’est ça qui nous manque !". Ces images sont comme des bulles d’évocation surgissant depuis le présent. Elles montreront au spectateur le visage d’un pays qu’il ne connaît peut-être pas. Cela provoquera sans doute des émotions, et quelque chose de plus contemplatif, de sensoriel… Je sais que le film tendra aussi vers cela.
Comment concevez-vous l’articulation avec le présent et quelles images allez-vous filmer aujourd’hui ?
L.V. : La manière d’incarner le présent est véritablement un enjeu puisque le film part d’aujourd’hui. Cette partie est encore en réflexion. Le présent et l’avenir de la Syrie sont tellement incertains et la relation des Syriens avec le futur est si complexe, abstraite… J’ai fait un bond gigantesque avec ce travail sur mes images passées, tout s’est éclairci, la question de ma place dans ce projet, du rapport au grand-père etc. C’était le plus gros nœud pour moi, savoir de quelle manière parler de la Syrie, à quelle place on se situe pour en parler, pour essayer d’apporter un regard un peu différent. Le film posera surtout des questions qui resteront en suspens.
"Le film, dans tous les cas, part du point de vue de l’exil ou, à tout le moins, de l’impossibilité d’aller en Syrie. Il s’agit de parler de ce pays de façon intime et intérieure, mais depuis l’extérieur."
Si vous partez du présent, la question de l’exil apparaîtra nécessairement…
L.V. : Le film, dans tous les cas, part du point de vue de l’exil ou, à tout le moins, de l’impossibilité d’aller en Syrie. Il s’agit de parler de ce pays de façon intime et intérieure, mais depuis l’extérieur. J’ai un ami syrien, Abdulsalam, que j’ai rencontré là-bas en 2009. Il est présent en creux dans mes rushes – ce n’est pas forcément quelqu’un que je filmais, mais il était souvent là, on a partagé beaucoup de moments. Je suis allé le voir de nouveau en Jordanie où, là, je l’ai filmé. Aujourd’hui, il vit à Londres. Je pense qu’il aura vraiment une place dans le film, comme une espèce d’alter ego syrien qui redécouvre ces images, depuis Londres, avec l’impossibilité, pour le moment, de revenir dans son pays.
Les images du présent doivent absolument être filmées différemment. Ce doit être sobre, posé : évoquer la dimension de l’exil par la nostalgie, montrer les difficultés à travers un visage, une expression. Je pense, par exemple, filmer Abdulsalam devant sa maison de style victorien, à Londres, puis assis, silencieux, sur son canapé. À un moment donné, on lira dans ses pensées, et on partira en Syrie… Il y aura aussi des bribes de voix, car ma subjectivité passe par des images où l’on me voit, en tant que filmeur. Il faut que mon personnage actuel s’incarne de façon sobre aussi : une voix au présent convoquant des images… J’ai encore beaucoup de questions, de doute, mais j’avance peu à peu, déterminé à faire enfin de mes expériences un récit.
Pensez-vous qu’aujourd’hui, l’espoir revienne un peu ?
L.V. : La question de l’espoir est délicate. Peut-on se permettre l’espoir ? J’aimerais bien, la démarche même du film tend vers cela. Il se terminera par une image de douceur, une tonalité chaleureuse, mais sans naïveté – car hélas elle n’a plus lieu d’être. Tout en Syrie sera désormais déterminé par la guerre, qui coupe l’Histoire en morceaux comme elle détruit les Hommes : il s’agira soit de l’"avant", soit de l’"après", ou plutôt du "depuis".
Simplement attendre et espérer. Apporter un souvenir, travailler ce souvenir, interroger des émotions, et puis maintenir un espoir malgré tout. Un lien entre espérance et nostalgie, qui serait en même temps teinté d’inquiétude et de réalisme. La touche finale sera sans doute un pas vers le futur. Quand le film s’éteint, quelle dernière sensation nous laisse-t-il ? Le plus grand soin sera accordé à cela.
L.V. : Le film, dans tous les cas, part du point de vue de l’exil ou, à tout le moins, de l’impossibilité d’aller en Syrie. Il s’agit de parler de ce pays de façon intime et intérieure, mais depuis l’extérieur. J’ai un ami syrien, Abdulsalam, que j’ai rencontré là-bas en 2009. Il est présent en creux dans mes rushes – ce n’est pas forcément quelqu’un que je filmais, mais il était souvent là, on a partagé beaucoup de moments. Je suis allé le voir de nouveau en Jordanie où, là, je l’ai filmé. Aujourd’hui, il vit à Londres. Je pense qu’il aura vraiment une place dans le film, comme une espèce d’alter ego syrien qui redécouvre ces images, depuis Londres, avec l’impossibilité, pour le moment, de revenir dans son pays.
Les images du présent doivent absolument être filmées différemment. Ce doit être sobre, posé : évoquer la dimension de l’exil par la nostalgie, montrer les difficultés à travers un visage, une expression. Je pense, par exemple, filmer Abdulsalam devant sa maison de style victorien, à Londres, puis assis, silencieux, sur son canapé. À un moment donné, on lira dans ses pensées, et on partira en Syrie… Il y aura aussi des bribes de voix, car ma subjectivité passe par des images où l’on me voit, en tant que filmeur. Il faut que mon personnage actuel s’incarne de façon sobre aussi : une voix au présent convoquant des images… J’ai encore beaucoup de questions, de doute, mais j’avance peu à peu, déterminé à faire enfin de mes expériences un récit.
Pensez-vous qu’aujourd’hui, l’espoir revienne un peu ?
L.V. : La question de l’espoir est délicate. Peut-on se permettre l’espoir ? J’aimerais bien, la démarche même du film tend vers cela. Il se terminera par une image de douceur, une tonalité chaleureuse, mais sans naïveté – car hélas elle n’a plus lieu d’être. Tout en Syrie sera désormais déterminé par la guerre, qui coupe l’Histoire en morceaux comme elle détruit les Hommes : il s’agira soit de l’"avant", soit de l’"après", ou plutôt du "depuis".
Simplement attendre et espérer. Apporter un souvenir, travailler ce souvenir, interroger des émotions, et puis maintenir un espoir malgré tout. Un lien entre espérance et nostalgie, qui serait en même temps teinté d’inquiétude et de réalisme. La touche finale sera sans doute un pas vers le futur. Quand le film s’éteint, quelle dernière sensation nous laisse-t-il ? Le plus grand soin sera accordé à cela.