Maîtriser le tumulte
Poétesse et traductrice iranienne, Banafsheh Farisabadi effectue une longue résidence littéraire au Chalet Mauriac, un passage en lien avec d’autres lieux d’accueil dans plusieurs régions françaises. Nous l’avons rencontrée à Saint-Symphorien (33), à mi-parcours.
Dans l’un des salons du Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien, Banafsheh Farisabadi reconnaît avec un sourire : "C’est la première fois que je vis ainsi une forme d’isolement et de solitude, grâce à ces résidences. Je me connecte avec la nature, la mer, la forêt, et j’écoute un silence profond. Ma sœur artiste, Bahareh, qui est à Istanbul, me manque. Ma mère, qui est en Iran, me manque. Je pense beaucoup à elles. C’est difficile, mais
pourtant je suis plus calme. Je me tourne vers l’intérieur, je me sens plus tranquille qu’à Téhéran. Cela se ressent dans ma poésie. Le tumulte est moins dans la forme et le contenu, il passe en dessous. Je rencontre aussi des personnes qui partagent le même métier de traducteur que moi, c’est important." La poétesse iranienne et traductrice du français effectue ainsi depuis octobre 2023 un parcours inédit de résidences littéraires qui s’est improvisé pour elle, dans l’urgence, afin de lui permettre de bénéficier de la bourse d’un nouveau lieu d’accueil d’artistes situé en Lozère, sur le Causse Méjean.
De la Méditerranée à la forêt landaise
Tout a commencé par cette résidence, Le Four à pain, que vient de créer Marie Descourtieux, ancienne accompagnatrice d’artistes et directrice de la programmation culturelle à l’Institut du monde arabe : "J’ai rencontré Banafsheh par une amie philosophe, Marie- José Mondzain, lorsqu’elle était en résidence à Paris avec sa sœur à la Cité internationale des arts. Nous sommes restées en contact, j’aime profondément son écriture. Elle m’envoie des poèmes régulièrement. Quand j’ai su qu’elle avait besoin d’un lieu de résidence pour pouvoir travailler en paix, je lui ai proposé une bourse. Il fallait ensuite que d’autres lieux l’accompagnent pour un long séjour. Tout s’est fait très vite avec ALCA en Nouvelle-Aquitaine ainsi que d’autres structures." Le Four à pain est une résidence d’artistes installée dans le nouveau lieu de vie de Marie Descourtieux, qui a rénové une grande ferme cévenole du Causse avec deux logements indépendants. Elle ambitionne d’y accueillir des artistes de tous horizons grâce à des bourses fournies uniquement par des mécènes privés. Banafsheh Farisabadi est de fait sa première artiste invitée. La solidarité entre lieux de résidence permet son parcours depuis octobre : la Fondation Camargo à Cassis (13), la Maison Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil (49), le Collège international des traducteurs littéraires à Arles (13) et, durant plus de trois mois fractionnés en deux temps, le Chalet Mauriac à Saint-Symphorien où elle séjourne jusqu’à la fin du mois de mai 2024. En Nouvelle-Aquitaine, ALCA la met en lien également avec des structures internationales comme Delta (Défricheurs-explorateurs de littératures à traduire absolument), ou régionales telles Matrana (Maison de la traduction en Nouvelle-Aquitaine) et La Forêt d’art contemporain, qui lui passera commande d’un texte.
"Mes poèmes trouveront leurs lecteurs"
Le projet de résidence de Banafsheh Farisabadi consiste à poursuivre l’écriture de ses poèmes, leur traduction en français pour une édition bilingue, des traductions en cours du français au persan ainsi qu’un projet multimédia au long cours avec sa sœur, "Les Porteurs d’eau", à partir de l’œuvre éponyme d’Atiq Rahimi. Née en 1982 à Téhéran, cette autrice, qui voit la traduction comme une forme de création, a appris le français à l’adolescence. Elle s’est mise ensuite à traduire pour elle-même, puis pour des journaux et des éditeurs qui avaient remarqué son travail. Elle a ainsi traduit en persan des romans français contemporains et des classiques, notamment Le Dernier Jour d’un condamné, de Victor Hugo, avec sa préface, ce dont elle est fière car la lutte contre la peine de mort est l’un de ses combats (le livre en est à sa dix-huitième édition). La littérature française est très appréciée en Iran, un pays qui compte une tradition de grands traducteurs comme Mehdi Sahabi. Après l’interdiction de deux de ses recueils de poèmes – le dernier en 2010 –, la poétesse a en revanche décidé de ne plus publier ses recueils dans son pays mais plutôt sur Internet ou à l’étranger.
Moi et les sept autres planétesses
J’aurais voulu rester dans ma propre nébuleuse,
m’endormir et me réveiller parmi ses tristes trous noirs,
et toi, rester dans la tienne.
J’aurais voulu me retirer
mais ta main tempétueuse a traversé mes continents,
m’a emmenée en me tirant par les cheveux
et m’a jetée dans les profondeurs de la cavité la plus sombre de la lune.
À présent mon cœur quitte lentement ma nébuleuse.
Le matin arrive,
le midi passe,
l’après-midi se termine,
et tu es nuit en tous mes moments.
Mon orbite s’est perdue.
Moi, j’affronterai toutes les planétesses de l’univers,
pour une seule de tes mèches courbées
qui tomberait sur ta joue.
"J’aime mon pays, je suis fière d’être Iranienne, mais la vie des artistes y est très difficile. Encore plus pour les femmes, bien sûr. C’est cliché de dire cela, mais c’est vrai. Quand on est jeune, on est très en colère contre cette situation. Ensuite, après un certain âge – je parle de moi et je ne dis pas que cette crise est bien –, on commence à se nourrir de cela. Une crise peut créer de bons artistes, elle impacte les œuvres. C’est le cas de nombreux artistes dans les mondes orientaux. Avec ma sœur, nous avons décidé de transformer l’état de fait en création artistique. Comme le soutenait Deleuze, la littérature engagée est une nécessité intérieure, ce n’est pas concevoir la création comme un devoir. S’il fait cela, l’artiste détruit et rate son œuvre. Si ma poésie est engagée, elle l’est malgré moi, elle vient après un sentiment d’étouffement face à ce que je vois."
Elle ne sait pas encore quand, mais Banafsheh Farisabadi entend bien revenir dans son pays, sans pour autant renoncer à sa liberté de création : "Pour la traduction, je peux d’une certaine façon jouer avec la censure, mais pour la poésie, je ne peux en accepter aucune. Quitte à ce que mes poèmes attendent parfois dans les tiroirs. Je sais qu’ils trouveront un jour leurs lecteurs."