Malgré tout, la vie
Dans son 13e roman, Une femme remarquable que publient en cette rentrée les éditions Mercure de France, la journaliste et autrice Sophie Avon anime une galerie de portraits dans le musée à ciel ouvert qu’est l’Algérie des années 30. Des tableaux de sa famille paternelle, impressionnistes et détaillés, peints avec tendresse.
Quand elle a enregistré les derniers témoignages de son père Henri, il y a vingt ans, peut-être soupçonnait-elle qu’elle s’immergerait un jour dans la saga de sa famille. À l’époque, elle a eu "l’intuition d’un passage à l’acte" dont elle n’osait rêver. Un hasard bien fait – le nouveau visionnement d’un petit film de son grand-père –, provoque le déclic. Sophie Avon plonge dans les souvenirs, les témoignages, les livres d’histoire pour reconstruire la vie de Germaine, sa grand-mère. "C’est une femme que je ne connaissais pas, que j’ai appris à aimer. Je me suis projetée en elle, ce petit bout de femme énergique, qui voue un culte à la littérature, qui a une envie dévorante de Paris. Je me suis dit : sers-toi de toi pour nourrir ta grand-mère."
"Une terre de cocagne, malgré la boue"*
Elle plante d’abord le décor. C’est dans l’Algérie des années 30 à 50 que l’autrice s’avance sur la pointe des pieds. "Je voulais écrire sur ce pays autrement que par la guerre et la colonisation. Je voulais montrer qu’il a existé au travers de belles choses", explique-t-elle. La ville de l’époque n’existe plus. Alors elle reconstitue d’une image à l’autre le quartier d’Eckmühl, à Oran, derrière le port. La commune de Trouville, 15 kilomètres plus loin, et une maison à bâtir au bord de la Méditerranée pour passer des dimanches à prendre l’air, rire et nager. Le Sud aussi, le désert comme un bout du monde dont on atteint difficilement ses villages isolés de tout, terrassés par la chaleur et les maladies.
Ensuite les personnages : une tribu animée chez des Français aventuriers. Parmi les neuf enfants de Blanche et Victor Simon, il y a Germaine, rapidement surnommée Mime – grand-mère de l’autrice –, et Suzanne, sa sœur jumelle détestée, personne n’explique trop pourquoi. "Siamoises défectueuses qui réclament leur autonomie"*. Odette aussi, la sœur cadette infirmière, aimée, elle, pour son audace, sa joie de vivre et son indépendance. Arrive un coup de foudre pour Marius Avon, un mariage, trois fils Henri, Robert, Marcel. Et une fille, Simone. Quand elle a cinq ans, la pétillante petite s’éteint. Ce drame terrasse Germaine qui, malgré des efforts pour reprendre goût à la vie, portera ce fardeau jusqu’à sa propre mort, 17 ans plus tard. Dès lors, "elle préfère se taire. D’ailleurs elle ne s’est jamais beaucoup confiée. Il y a des choses dont on ne parle pas. Non qu’elles soient inutiles ou indécentes mais parce qu’elles entretiennent le désespoir."*
"Il n’y a pas de message quand on écrit, surtout pas.
Tout écrivain digne de ce nom doit donner des images aux lecteurs.
Ce qui m’importait, c’était la justesse."
Une femme remarquable est un roman, bien que la lecture suggère une biographie. Impossible de déceler le vrai du faux. "C’est une fiction recomposée, explique Sophie Avon par téléphone, tandis qu’elle arpente les rues de Paris, sa ville d’adoption. Je n’ai pas vécu l’histoire, je n’étais pas née. J’ai construit le récit à partir des témoignages de mon père, de mes oncles, et de mes rêves."
"C’est un tissage narratif construit à partir de faits authentiques. Mais ce n’est pas un ouvrage documentaire. J’ai essayé de faire vivre les personnages. J’ai imaginé la progression du récit à partir de mes rêves et de mes fantasmes. Je me suis projetée dans cette femme de savoirs, intransigeante, déterminée. Je soupçonne que c’était une emmerdeuse. Très cultivée, elle donnait des leçons à tout le monde, tout le temps. Et en même temps, elle traverse le pays avec deux petits sous le bras, pour aller enseigner aux pauvres dans le bled."
"Germaine n’est pas une héroïne, mais elle vit son quotidien difficile sans se plaindre."
Aux côtés de Mime, féministe avant l’heure, s’anime une famille qui essaye de se faire oublier. Marius, le mari prêt à tout, même à renoncer à ses propres rêves, pour apaiser la douleur de son épouse. Et surtout Henri, premier né, pilier du clan, "enfant rescapé"* du drame familial. "Serviable, dépourvu de malice. Intelligent, oui, mais d’une pureté qui confine à la candeur. Étourdi, lunaire. Toujours étonné de découvrir des choses, acceptant d’être contredit dans ses choix"*, décrit la tante Odette chez qui il passe des vacances. Il déteste l’école et préfère jouer avec les copains. "Il s’est bâti une réputation d’élève médiocre et doué à la fois. Lumineux, insolent."* Seul "le dessin lui offre une joie pure… Il a toujours des crayons dans son cartable"*. Quand elle parle de son propre père, Sophie Avon déploie une tendresse illimitée, comme celle amorcée dans son premier roman Le Silence de Gabrielle (Arléa, 1988). "Tous mes romans sont liés par un fil invisible", commentera-t-elle.
Les autres personnages ne sont pas en reste. Pour chacun, une phrase-clé qui, en quelques mots, évoque une attitude, une personnalité, une circonstance atténuante. Habituée des salles obscures – Sophie Avon est critique cinéma pour le quotidien Sud Ouest et collabore régulièrement au Masque et la plume sur France Inter –, l’autrice saisit des instantanés de vie précis, des photos qui apparaissent immédiatement au lecteur. Sans oublier l’environnement, l’époque déjà sombre que traverse l’ancienne colonie française, tout juste sortie de la Première Guerre mondiale. Les constats de Sophie Avon, sobres et terriblement justes, ponctuent le récit.
Avec le talent des grandes autrices – une profonde humanité aux accents lumineux –, Sophie Avon dresse le récit d’une double douleur, celle d’un pays qui marche vers plusieurs décennies noires, et celle de Mime qui a choisi de vivre malgré l’adversité et les drames. "Vous êtes une femme remarquable"*, lui écrira un officier italien à qui elle donne des cours de français à Sidi Chami, comme un écho mélancolique à l’opinion du lecteur attentif.
* Extraits tirés du livre.
Une femme remarquable, de Sophie Avon
Mercure de France
Août 2021
269 pages
20,50 euros
ISBN : 9782715257429