Marine de Contes, de la palombière landaise à la langue occitane
En résidence d’écriture cet hiver au Chalet Mauriac, Marine de Contes y a travaillé son projet de documentaire sur la langue occitane. Un projet qu’elle a pu nourrir au milieu des pins des Landes girondines, là où elle a tourné son premier film, Les Proies.
Marine de Contes : Nous faisions des ateliers d’arts plastiques et de vidéo dans le sud de la Gironde. Là-bas, tout le monde nous parlait des palombières. À Saint-Michel-de-Castelnau, nous avons "cartographié" le village en allant demander aux habitants qu’ils nous parlent de quelque chose qui les touchait. Olivier Lamoulie nous a montré sa volière avec ses palombes, et nous a raconté sa passion. À Giscos, on a fait un autre atelier, avec des enfants, on a tourné un court métrage dans une palombière… Au moment de la restitution de l’atelier, et après avoir travaillé à Captieux avec des femmes qui nous ont appris les dictons liés à la palombe et leur rôle pendant la période de la chasse, Olivier Lamoulie, qui était là, nous a invités à aller dans sa palombière… J’y ai passé une journée, et puis ça m’a trotté dans la tête, d’autant que j’avais envie de faire un film dans la forêt, j’étais sensible aux questions d’environnement.
Il y a un sentiment de proximité mais aussi un rapport à l’étrangeté dans Les Proies ?
M.C. : Mon point de vue est toujours celui de l’ignorance. Si on suppose au préalable qu’on sait quelque chose, on risque de passer à côté de détails. J’ai une vraie curiosité pour découvrir l’autre, je me mets en immersion. Pour faire Les Proies, j’ai mis 4-5 ans. Le film lui-même a été tourné sur deux ans, un pour la chasse et un autre pour le démontage de la palombière, après la coupe.
Est-ce que ce rapport d’étrangeté au réel a un rapport direct à la question du cinéma ?
M.C. : Le cinéma, c’est le mode d’expression que j’ai choisi pour retransmettre des sensations, par le son et par l’image… parce que, pour moi, les idées sont visuelles. Dans Les Proies par exemple, il y a toute une idée autour de la verticalité qui s’exprime dans les montages des cages, le ballet des palombes, beaucoup de perspectives qui sont racontées visuellement.
Votre position extérieure au film, pas de voix off notamment, donne l’impression que vous assistez à quelque chose de très fragile, que tout peut disparaître…
M.C. : Oui, je crois que la chasse à la palombe, ça ne va pas disparaître comme ça mais que ça va s’estomper, lentement… peut-être que, dans une centaine d’années, ce ne sera plus qu’un souvenir.
"Je me suis concentrée sur la chasse, j’ai renoncé à des choses annexes, pour vraiment plonger le spectateur dans ce désir de voir les oiseaux."
M.C. : Au début, je ne pensais pas faire moi-même le montage. Mais je n’avais pas de budget pour avoir un monteur et j’adore structurer un récit, écrire les images, alors je me suis lancée seule dans cette étape de création. Ça me paraissait insurmontable, face à mes propres rushes, j’avais une centaine d’heures, je trouvais que rien n’allait, j’étais assez pessimiste. C’est difficile de faire des choix, face à tant de matière et de possibilité. Le montage, c’est le contraire de la page blanche. C’est une phase de destruction qui commence, on enlève des pans entiers, on façonne pour en faire une sculpture, on va à l’essentiel. C’est très dur de se défaire d’images que l’on a tournées, on les trouve belles, mais il faut trouver la cohérence de l’ensemble.
Dans Les Proies, il y a des séquences qui faisaient perdre du poids et de la force au film. Je me suis concentrée sur la chasse, j’ai renoncé à des choses annexes, pour vraiment plonger le spectateur dans ce désir de voir les oiseaux.
Cela veut-il dire que le sujet du film apparaît plutôt au montage ?
M.C. : Pas tout à fait. Le vrai sujet, il était là, au tournage. Je pense les scènes dès que je tourne. Mais en documentaire, on a beau imaginer ce qui va se passer, on est confronté au réel, il y a des situations qui apparaissent, de l’imprévu…
Surtout dans ce type de documentaire…
M.C. : Oui, et c’est au montage que l’on trouve la structure narrative même si, dès le tournage, je mettais en place un dispositif filmique en pensant au montage. Filmer l’attente sans que le spectateur s’endorme, c’est quelque chose de compliqué, c’est un défi. Il fallait vraiment que je filme des situations qui soient répétitives mais qui ne soient jamais les mêmes… Ce n’est pas de la mise en scène mais c’est de la mise en scène de la prise de vue, je fais un découpage mental, et je sais précisément ce que je veux, je dis au chef opérateur où il doit se placer, la focale qu’il faut utiliser, etc… À son tour, il me faisait des propositions, et il me conseillait.
"En montrant des gestes similaires mais différents, tout au long du film, le thème de la transmission s’immisce subrepticement dans la tête du spectateur…"
M.C. : Il y a des choses que je sentais… Quand j’ai filmé au petit matin Jean-Jacques qui installe les pigeons, j’ai su tout de suite que c’était le début du film… C’est un moment mystérieux… On voit le rapport à la forêt, à l’animal, on présente un homme. Voilà, c’était un début évident. J’ai essayé d’autres débuts, mais ça ne marchait pas. De la même façon, lorsque j’ai filmé le plus beau vol de palombes, j’ai su que ce serait pour la fin. Un vol de liberté. Il y a des séquences comme ça, au moment où on les tourne, on sait déjà où elles seront dans le film. Quand j’ai filmé la séquence des petits vieux, qui est un peu comique, sur les prises passées, l’héroïsation, j’avais l’intuition qu’il y avait une séquence singulière, mais je ne savais pas si je lui trouverais une place qui convienne pour le rythme du film, de même avec la séquence où les jeunes filles jouent à un jeu vidéo sur une tablette. Je leur ai trouvé une place en montage.
Mais qu’est-ce que le montage a changé ?
M.C. : J’avais écrit mon dossier par thématiques, la transmission, le parler gascon, l’attente, la convivialité… Et donc ces thématiques, c’est au montage qu’elles se sont organisées, que j’ai structuré, disséminé… Des scènes entre le père et le fils, au début je les avais rassemblées, et puis finalement c’était plus fort si, grâce au montage à distance, je répétais des gestes. En montrant des gestes similaires mais différents, tout au long du film, le thème de la transmission s’immisce subrepticement dans la tête du spectateur…
Et la fin ?
M.C. : Elle m’a donné beaucoup de fil à retordre… J’avais du mal, j’avais un épilogue qui durait assez longtemps où l’on voyait les chasseurs, après la coupe de la forêt, démonter scrupuleusement la palombière, faire tomber les parois, arracher les perchoirs, retirer les traces de leur passage dans cette forêt. Ca avait un côté un peu mécanique, c’était long mais d’un autre côté, j’avais peur que les gens ne comprennent pas que la palombière avait été détruite, si je coupais… Finalement, après une pause de plusieurs semaines dans le processus de montage, j’ai décidé de couper toute la fin, je l’ai résumée en 4 ou 5 plans qui suggèrent plutôt qu’ils ne montrent, et je crois que c’est mieux, on peut penser que ce pourrait être n’importe quelle palombière, ça donne un aspect plus général, ça correspond à mon idée de dire que l’on avance un peu vers la fin des palombières… Et donc, on est passé de 1h10 à 53 mn.
"Renverser la caméra, c’est montrer que moi aussi je peux rentrer dans cette affaire malgré toutes nos différences."
M.C. : Oui, c’est vrai, je me fixe des règles… Et finalement, j’y déroge. Sur ce parti pris de discrétion, il y a un moment où j’ai décidé de retourner la caméra vers moi – en réalité il y en avait trois et finalement je n’en ai gardé qu’un, parce qu’il n’a du sens qu’à ce moment –. Au milieu du film, lorsque Olivier, le doyen, me passe une palombe et que je touche cette palombe, je me rends compte que je rentre en lien avec cet animal… ce plan symbolise plusieurs choses : d’une part une transmission entre lui et moi, comme s’il faisait confiance en mon film. Mais aussi un rapport d’égalité : c’est dur d’être filmé quand on n’est pas acteur et c’est une grande générosité pour eux de m’inviter… Renverser la caméra, c’est montrer que moi aussi je peux rentrer dans cette affaire malgré toutes nos différences – générationnelles et de mode de vie. Moi, je suis arrivé dans cette palombière chargée de préjugés, je ne suis pas chasseuse, je suis extérieure, tout le montre, et pourtant, il y a un dialogue possible, je suis sensible à ce qui se passe et j’aime rencontrer les autres.
Est-ce que par ce point de vue extérieur, vous cherchez à nous faire comprendre que c’est parce qu’on est ignorant qu’on arrive à filmer la vérité ?
M.C. : Je préfère penser que je soulève des questions plus que je ne cherche des réponses en filmant. Il n’est d’ailleurs pas toujours nécessaire d’être étranger à un sujet pour l’aborder. On peut filmer des choses très proches de soi sans perdre le point de vue de la curiosité, comme l’ont fait Cavalier ou Van der Keuken.
Comment préparez-vous vos films, comment viennent les sujets ?
M.C. : Les sujets, ils viennent à moi comme des rencontres. Les gens me parlent de questions personnelles et quelque chose m’intéresse chez eux, j’ai envie d’aller plus loin… Après, bien sûr, je fais beaucoup de recherches, je passe du temps avec les personnes, sans caméra, parce que la caméra met toujours une barrière.
Au fond, pour vous, la caméra doit se faire oublier quand elle arrive, un peu le contraire de ce que font beaucoup de cinéastes pour qui la caméra et le fait de filmer sont précisément des intrusions…
M.C. : Oui… une présence presqu’imperceptible… C’est vrai, je n’ai pas envie que le dispositif soit trop prégnant. Mais c’est aussi l’époque qui fait ça. De plus, le numérique permet de tourner de longues prises, sans couper.
"J’ai vu un parallèle avec ce que j’ai découvert ici, les écoles bilingues et la question de la pratique de l’occitan gascon."
M.C. : C’est une coïncidence mais c’est assez magique, je suis très sensible à la lumière de cette forêt… et j’ai eu la chance de suivre le dîner de fin de chasse, les "Acabailles", au cercle de Saint-Symphorien. J’y ai rencontré des chasseurs et un groupe de rock, j’ai retrouvé une ambiance conviviale, le mélange de générations… J’ai trouvé ça formidable. J’ai retrouvé ce que j’avais compris et senti dans la palombière, avec des femmes qui étaient là, qui préparaient les repas, les moments festifs où tout le monde se retrouve.
En quoi cette résidence vous aide pour vos projets à venir, notamment votre prochain documentaire sur une langue régionale peu pratiquée, qui n’a rien à voir apparemment avec Les Proies ; mais au fond est-ce que dans les deux cas, on n’est pas dans un même goût pour des activités très singulières, potentiellement en voie de disparition et surtout qui ont un vrai rapport avec la question de la communication entre les gens ?
M.C. : Oui, peut-être… Je m’intéresse à la transmission d’une langue qui est pratiquée par de moins en moins de personnes. Cette langue a été presque oubliée par une partie de la communauté, on a sauté une génération dans sa transmission car les enfants l’apprennent, leurs parents la connaissent mal et les anciens la parlent seulement entre eux. J’ai vu un parallèle avec ce que j’ai découvert ici, les écoles bilingues et la question de la pratique de l’occitan gascon. Les enfants l’apprennent à l’école dans un cadre institutionnel qui ravive cette langue. Il se pose alors la question de la transmission orale car, à travers une langue, c’est toute une culture et une façon de penser que l’on apprend. Par exemple, en réalisant Les Proies, j’ai découvert un vocabulaire technique de la palombière qui n’existe qu’en patois.
Mon prochain projet a quelque chose à voir avec ça, une langue est un outil de communication avec les autres mais donne également un rapport particulier de l’homme à son environnement. Une langue façonne une certaine vision du monde au sein d’une communauté et une manière de la décrire.
Avez-vous d’autres projets ?
M.C. : J’en ai beaucoup… Je viens de traverser la France pour le Mois du film documentaire pour présenter Les Proies et puis, quand je suis arrivé ici, au Chalet Mauriac, j’ai eu un petit moment de décompression, c’est tranquille, voir le ciel, les feuilles dans les arbres…. En dehors de mon projet de documentaire, j’ai un projet de livre jeunesse avec ma sœur qui est illustratrice, j’ai écrit le texte. Ensuite j’ai un projet de fiction… j’en ai parlé avec certains résidents du chalet. Il y a une bonne ambiance, chacun travaille dans son espace et le soir on se retrouve dans la cuisine, autour d’un verre. C’est bien de pouvoir échanger avec d’autres auteurs. J’ai envie de faire de la fiction mais en même temps je trouve ça artificiel, c’est difficile, je n’aime pas écrire des dialogues, ils doivent exister naturellement, dans la vie réelle.
J’ai filmé quelques images à Saint-Symphorien, notamment lors du concert au Cercle Ouvrier. Ces petits films personnels au téléphone, c’est comme une prise de note pour moi.
Vous pouvez dire quelques mots sur des cinéastes importants pour vous ?
M.C. : C’est difficile, il y en a beaucoup, en docs comme en fiction… Je dirais Peter Hutton pour le rapport au paysage, l’école soviétique pour le rapport au geste et au temps, Alain Cavalier pour le rapport filmeur-filmé, bien sûr Depardon pour son rapport à l’image, Francis Ford Coppola pour le récit et la photographie, Antonioni pour le rapport au suspense… Et puis, plus récemment, Roberto Minervini, dont les films sont d’un réalisme magnifique, avec une sensibilité et une rigueur parfois assez rudes – des jeunes qui font du rodéo, des jeunes Américains désœuvrés, des minorités en lutte… Il a une distance avec ses personnages qui est très belle, à la frontière entre la fiction et le documentaire, et c’est une posture qui m’intéresse vraiment, cette porosité, cette façon de montrer que, devant nous, tout est une histoire.