Nathalie Man : "Le décor affecte, tout décor affecte"
Parler vite. Bifurquer souvent. Ainsi furent le rythme et la physionomie de l’entretien réalisé avec Nathalie "NM." Man à la fin de ses deux mois de résidence au Chalet Mauriac, du 26 mars au 18 mai 2018. La lauréate Poésie, pour son projet L’Absence, avait cependant tenu à préciser : "Je suis plus proche de la façon dont j’écris que de la façon dont je parle."
Par élimination
Il pleut. Le printemps est enlisé dans la grisaille. Dans la forêt, les arbres clonés respirent le crime et l’isolement. Tous les matins, Nathalie Man lance sa journée par une promenade d’une heure suivant la boucle locale dite du Moulin. "Je ne suis pas étonnée qu’Hervé Le Corre ait décidé de situer son polar Prendre les loups pour des chiens par ici." Les trois premières semaines de résidence sont dans cette veine humide et sombre, très adaptée au projet que l’auteure est venue travailler au Chalet Mauriac. "Mon intention était de faire évoluer L’Absence, premier jet d’un recueil écrit en 2016, vers une forme de poésie polar. Avec un côté récit liant les textes entre eux et un côté poésie rendant possible leur lecture isolée. Il y avait déjà quelque chose de ça dans deux ou trois poèmes de la première version : ceux que m’avait inspiré la BD Je viens de m’échapper du ciel de mon amie Laureline Mattiussi." Pourtant si "le décor affecte et tout décor affecte", l’évolution du recueil ne prend pas le chemin escompté. "Je cherchais quelque chose de plus tendu, je cherchais à ce qu’on ne puisse avoir aucun doute sur la thématique du projet qui est l’absence. L’absence qu’éprouve une femme." Au lieu de se noircir la page s’éclaircit, au lieu de s’étoffer le manuscrit perd la moitié de ses pages. "Je suis passée de 50 à 22 textes avec des poèmes qui se raccourcissent à mesure qu’on avance dans la lecture." Installée dans la bibliothèque du Chalet, Nathalie Man adopte un rythme métronomique qui lui permet de clore le travail en un mois et une semaine. "Levée et couchée anormalement tôt, j’étais au travail de huit heures trente à midi puis de 14 heures à 19 heures."
Dans l’identité
Un autre projet prend vite le relais. Un roman, Nuria, commencé deux ans plus tôt et dont Nathalie Man a déjà écrit treize versions. "C’est l’histoire d’une femme entre ses huit ans et ses quarante ans. Vivant en France et qui rejette son origine espagnole en changeant son prénom pour celui d’Héloïse. On la voit dans son intimité, dans son rapport à ses amis, à sa famille, à la sexualité… C’est écrit de façon assez fragmentaire avec beaucoup d’aller-retours dans le temps. Ici, j’ai pu prendre le recul qui me manquait. J’ai eu le temps de départager les scènes. Les moments intimes qui constituent la plus grande partie du livre et les scènes de 'pétage de plomb'". On note des points communs entre Nuria et Nathalie. Née à Lyon d’un père chinois et d’une mère espagnole, l’auteure a en effet vécu un an au sud des Pyrénées avant de venir s’installer "en catastrophe" à la cité du Grand Parc, à Bordeaux, ville dans laquelle elle passe toute son adolescence. "Mais il ne s’agit pas de moi dans le roman, ce n’est pas une autofiction."
L’épaisseur du temps
Le seul bémol quant au travail serait l’épaisseur du temps. "J’ai découvert en cours de résidence qu’il était possible d’en fractionner la durée*. J’aurais aimé le savoir, j’aurais coupé mon séjour en deux pour me ressourcer." À défaut, Nathalie Man quadrille le territoire en vélo et en voiture : "D’abord parce que j’aime savoir où je suis, connaître ce qu’il y a autour, ensuite parce que j’avais besoin de voir d’autres paysages. Un jour je suis allée dans les vignes, en hauteur, avec un paysage à 360 °. Ça m’a fait beaucoup de bien. Il faut voir que je suis quelqu’un de la ville et même, plus précisément, de la cité. Mon univers de référence c’est plutôt une tour de treize étages avec des centaines de personnes dedans. J’ai adoré me promener dans la forêt, croiser des lièvres, des chevreuils, des oiseaux – je ne suis pas très familière de ce genre d’endroit – mais il a aussi fallu que je me constitue une vie sociale." En la matière, la vie du Chalet Mauriac ne suffit pas. "J’ai fait de très belles rencontres mais il y a aussi un petit côté coloc’ qui peut être assez usant. J’ai donc fait connaissance avec des gens de Saint-Symphorien et des environs, je suis allée au Cercle ouvrier, je me suis inscrite au Tai-chi." Nathalie Man retrouve aussi des amis rencontrés l’été précédent alors qu’elle était venue "coller" à Villandraut et Uzeste.
Bordeaux-Pékin
Car Nathalie Man est aussi NM. Street artiste, colleuse de poèmes imprimés. L’idée d’afficher des textes est venue il y a cinq ans, en 2013, à Paris. Après un cursus de lettres modernes à la Sorbonne, Science-Po à Grenoble et un détour par le journalisme. "J’ai vécu six mois à Pékin où j’ai travaillé pour les correspondants du Monde et de Radio-France, j’ai tiré un livre de chroniques –Impressions de Pékin – de cette expérience. Puis j’ai travaillé à Paris comme assistante de réalisation à Radio France Internationale. Écrire, voyager, rencontrer des gens de tous horizons, c’était un métier qui semblait fait pour moi. Malheureusement les emplois que je trouvais étaient trop mal payés, trop précaires." Parallèlement, Nathalie est revenue à la poésie, écriture qu’elle pratique depuis l’enfance.
Sur les murs
Bien plus tard, à Paris, Nathalie est invitée à lire ses textes dans des cercles d’auteurs. "Ça se passait dans des appartements bourgeois ; c’était ennuyeux ; assez étranger à ma conception du poème –que je souhaite accessible à chacun. Ça m’a incité à sortir, à aller dans la rue." Le premier mouvement se fait via un projet de thèse. "Je voulais tenter de vérifier la théorie de la coopération textuelle d’Umberto Eco : un texte n’est pas fini tant que le lecteur ne se l’est pas approprié. Je proposais une première année de terrain consacrée à coller des poèmes dans la rue et à observer la façon dont les gens s’en empareraient." Les premiers tests effectués dans le 10e arrondissement sont concluants : "il y a eu tout de suite des réactions inscrites à la main sur le papier" ; et sont source d’apprentissage : "je ne savais rien du monde des grapheurs et des taggueurs. Ils m’ont beaucoup appris." La thèse ne se fait pas mais NM. est lancée, devient progressivement une street artiste compulsive. "Je colle partout où je passe et je photographie l’évolution des affiches, les commentaires qui y sont apportés…" A-t-elle opéré à Saint-Symphorien ? "Oui, au Cercle ouvrier et sur le mur de l’usine à chaussures." Le travail de NM. Interpelle. On essaie de la joindre. On lui laisse des messages via les réseaux sociaux. On lui commande des interventions, des ateliers. "Parfois les gens ont du mal à me retrouver. Une réalisatrice, qui avait particulièrement aimé un poème sur l’exil à Biarritz l’été dernier, a pu me contacter après l’annonce sur le site d’ALCA de ma présence au Chalet Mauriac. Nous devrions travailler ensemble sur son prochain film."
D’autres cases
Nathalie Man s’absente de Saint-Symphorien pour un week-end. À son retour une surprise l’attend sous la forme de deux planches de BD. Un fragment du scénario de Manolito Pili, écrit à partir des souvenirs de jeunesse de sa mère dans l’Espagne franquiste, a été dessiné et mis en couleur par Benoît Lacou. "Il m’a dit : je voulais te montrer que ton scénario fonctionnait." L’auteur est trop pris pour envisager une collaboration mais le projet "que j’avais emporté avec quelques autres pour y réfléchir" est relancé : la coloc a aussi de bons côtés. Et puis c’est le dernier jour. Nathalie Man charge sa voiture. Un peu trop d’affaires à son goût. Certains sacs pèsent moins lourd. Dans celui-là, les auteurs qui lui ont tenu compagnie : l’Iranien Reza Espili, qu’elle traduit de l’anglais au français, le Chinois Beidao, son "poète préféré", le Japonais Ishikawa Takuboku, auteur de "ceux que l’on oublie difficilement"… Dans cet autre, les manuscrits prêts à être envoyés aux éditeurs. Il ferait presque beau.
*Les résidences d’écritures du Chalet Mauriac ne peuvent pas être fractionnées, sauf cas exceptionnels étudiés en commission.
Poète, performeur et auteur transmédia, Donatien Garnier a publié une dizaine de livres. En s’appuyant sur les concepts d’objet convergent et d’archétype sensible, son travail interroge les multiples formes du livre et les dynamiques de lectures qu’elles contiennent. La plupart de ses textes sont appelés à sortir de leur support d’origine pour devenir performances, installations ou spectacles. Il est le cofondateur de la compagnie transdisciplinaire Le Poème en volume.
(Photo : Hélène David)
(Photo : Hélène David)