Né d’aucune femme
Avec Né d’aucune femme, publié par la Manufacture de livres, Franck Bouysse a remporté de nombreux prix dont le Grand Prix des lectrices de Elle et le Prix des libraires. Il figure dans la sélection de la dixième édition de La Voix des lecteurs.
"Mon père, on va bientôt vous demander de bénir le corps d'une femme à l'asile. - Et alors, qu'y a-t-il d'extraordinaire à cela ? demandai-je. - Sous sa robe, c'est là que je les ai cachés. - De quoi parlez-vous ? - Les cahiers... Ceux de Rose." Ainsi sortent de l'ombre les cahiers de Rose, ceux dans lesquels elle a raconté son histoire, cherchant à briser le secret dont on voulait couvrir son destin.
L’histoire est terrible : celui d’une jeune fille de 14 ans, vendue par un père trop pauvre pour nourrir sa femme et ses enfants. Un châtelain qui se transforme en ogre veillé par une abominable mère-sorcière, un père rongé par le remord, un asile où l’on n’enferme pas uniquement les fous, et le Père Gabriel qui a promis : qu’est-ce qui a inspiré Franck Bouysse pour inventer cette histoire et surtout la façon de l’écrire ?
Né d’aucune femme vient d’un souvenir d’enfance, un fait divers lu quelques vingtaines d’années plus tôt qui ressurgit. Des histoires comme celle-là, qui semblent relever du conte, il est vraisemblable qu’il a dû y en avoir beaucoup et, peut-être, des bien pires encore, dans de nombreuses campagnes françaises.
"Rien ne manque, ni le château, ni la sorcière, mais c’est un conte cruel, d’une noirceur profonde."
"Ce livre vient de la rencontre d’une émotion et d’une révolte", explique l'auteur. "Je me souviens, j'ai commencé par cette phrase, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas d'où ça vient : Mon nom c'est Rose. Rose, c'est comme ça que je m'appelle. J'ai écrit ça sur un cahier. Elle s'est mise à me raconter son histoire. Je n'avais jamais écrit à la première personne. Et du coup, je lui ai tenu la main, ou c'est elle qui me l'a tenue, je ne sais plus, et je ne l'ai plus lâché."
Avec Né d’aucune femme, l’histoire part donc d’une émotion, mais va aller bien plus loin. Elle nous raconte la découverte progressive de l’enfer sur terre par une fillette à peine adolescente, pas encore totalement femme et qui va le devenir avec une maturité indicible.
Le roman a tout d’un conte : l’histoire, la texture des personnages, la dimension allégorique du récit et la peur qui sourd presque à chaque page. Rien ne manque, ni le château, ni la sorcière, mais c’est un conte cruel, d’une noirceur profonde.
Franck Bouysse explore le Mal, une obsession qui se retrouve dans ses autres romans : Abel dans Grossir le Ciel, le chasseur de Plateau, Valette dans Glaise. Le mal prend ici la figure d’un ogre et d’une sorcière en les personnes du maître des Forges et de la Vieille. Deux êtres redoutables qui vont organiser et mettre en œuvre le martyr de Rose.
Il y a là une exploration du mal en prenant le parti de creuser l’obscurité, avec l’idée qu’il peut y avoir de la lumière même sur ce chemin. Et cette lumière vient de la langue, des mots, la musique de l’âme : "Quand les mots n’arrivent pas à s’agencer, ne suffisent pas, il y a le silence, l’utilisation d’un mot plutôt qu’un autre et cela fabrique de la musique pour dire l’insupportable."
"Le sens des mots venait tout seul, écrit Rose, et s’il ne venait pas, je l’inventais. Je fabriquais au mieux pour tomber juste."
Les mots sont choisis avec minutie, les phrases sculptées. Chacun des êtres écorchés prend la parole pour nous décrire la vie terrible de Rose. Seuls les tortionnaires n’ont pas droit de parole, mais leurs gestes parlent par eux-mêmes. Rose dans ses cahiers, Edmond le valet, dans son incapacité à la sauver, Onésime, le père, dans sa culpabilité et Gabriel, le curé, chacun nous raconte l’histoire et alimente nos émotions.
Ce qui "sauve" Rose, c’est l’écriture : une gamine qui découvre les mots et raconte son histoire, des mots volés dans les journaux qu’elle lit à la dérobée, qu’elle ne comprend pas mais qui sont sa "nourriture" et sa "musique", son "âme". Sans moyen d’agir, sans pouvoir lutter, Rose résistera jusqu’au bout : rien ne parviendra à l’asservir, pas même les violences.
Son récit nous hantera, comme il hante le curé du village dépositaire de son journal.
"J’ai beau savoir ce qu’ils contiennent écrit le Père Gabriel, il me faut revenir une dernière fois à l’immonde vérité de laquelle je sens déjà sourdre le poison en moi ; comme si je vivais une autre existence que la mienne ; comme si j’avais à la revivre indéfiniment…"
Franck Bouysse nous "offre" une lecture où l’on retient son souffle en s’attachant à Rose : elle a d’emblée une voix et un regard. C’est tout ce qu’on aime quand on entre dans un livre ! Le roman est construit avec une habileté diabolique pour nous plonger au fond du drame avec une réelle maîtrise de l’horreur.
Le texte est travaillé, retravaillé, poli : un véritable travail d’artisanat. Roman sombre, virtuose, cauchemardesque, quelle plongée dans ce que l’homme peut commettre de pire ! Mais avec la musique des mots, on peut éclairer le récit le plus sombre.