Parce qu’elle marchait pieds nus sur la rosée
Dans le cadre de la résidence croisée Hesse-Nouvelle-Aquitaine, Laurence Lépine a été accueillie en résidence à la Villa Clémentine à Wiesbaden du 4 septembre au 31 octobre 2019.
Pour notre entretien, elle a prévu des gâteaux. Ça devrait bien se passer.
Je commence par exposer en vrac les idées, les questions qui me sont venues en préparant la conversation, comme ça elles sont là, on verra où elles nous mèneront. Laurence Lépine écoute, approuve, puis me dit qu’en réalité elle n’a rien à dire. Mais il y a comme un sourire dans l’air, un sourire fantôme. Des présences veillent sur notre échange.
En premier, Emily Dickinson, qu’elle évoque en parlant des origines de son écriture. De petits poèmes d’abord, ensuite des nouvelles, puis elle revient à la poésie parce qu’elle correspond mieux au temps disponible, elle a besoin de quelque chose d’abrupt, de rapide. Elle dit écrire contre l’enfermement. Chaque jour, quand elle rentre du travail, elle écrit, pour que le jour soit sauvé.
Après, il y a Paul Celan qui n’est probablement jamais très loin. C’est par lui qu’elle découvre Rose Ausländer et Ingeborg Bachmann, les compagnons de ses deux derniers livres. Car l’écriture de Laurence Lépine dialogue souvent avec celle d’un(e) autre, elle lui fait compagnie, lui répond. S'adresser toujours à travers l'autre à soi-même. Pour ne pas se sentir trop seule, dit-elle.
En exergue à Autour des bouches morsure sa joie¹, cette citation de Rose Ausländer :
Comme s’il y avait
un mot tien un mot mien
toi et moi
et au Jour nouveau à naître², celle-ci de Ingeborg Bachmann :
Mot, sois de nous,
tolérant, clair, beau.
Et dans un de ses poèmes à Rose Ausländer, elle écrit :
la langue dans laquelle tu écris
m’est étrangère proche j’apprends
La complice choisie pour son séjour à Wiesbaden est Hildegarde de Bingen, religieuse bénédictine, compositrice, naturaliste, guérisseuse, femme de lettres, visionnaire née en 1098. Pourquoi Hildegarde ? Parce que son nom étrange la fascine, parce qu’elle était mystique, parce qu’elle marchait pieds nus sur la rosée, pour son affinité avec la nature, son ouverture, sa curiosité – elle était l’opposé d’enfermée, en fort contraste avec les bonnes sœurs du catéchisme qui hantent la mémoire d’enfance de Laurence Lépine. C’est à travers sa musique qu’elle l’a rencontrée pour la première fois. Ce n’est qu’en ayant obtenu la résidence qu’elle apprend la proximité des deux villes, Wiesbaden et Bingen am Rhein, c’est de bon augure, elle verra les terres d’Hildegarde.
"La nature s’impose comme sujet, comme élément essentiel, elle n’efface pas Hildegarde, mais elle la glisse dans un autre cadre, sur un autre fond."
Le projet initial est d’écrire une série de lettres adressées à Hildegarde. Elle espère que le temps, la liberté de la résidence lui permettront de donner un autre souffle, une autre ampleur à son écriture. Une fois sur place, les choses évoluent, la découverte des lieux détourne ses idées et lui propose d’autres possibilités. Impressionnée par la présence des arbres, des parcs, la forêt tout près de la ville, des animaux, le paysage entre Wiesbaden et Bingen am Rhein – 20 minutes en train –, il lui semble évident qu’elle doit en parler. La nature s’impose comme sujet, comme élément essentiel, elle n’efface pas Hildegarde, mais elle la glisse dans un autre cadre, sur un autre fond. Les phrases prennent une forme différente et le projet une nouvelle tournure.
En même temps, l’exploration de la ville de Wiesbaden fait découvrir à Laurence Lépine les Stolpersteine, "pierres d’achoppement" ou "pierres sur lesquelles on trébuche", pavés recouverts d’une plaque de laiton portant les noms de personnes déportées sous le régime nazi. Ces pavés encastrés dans les trottoirs devant les portes des lieux où habitaient les victimes l’entourent d’une foule d’absents-présents qui la ramènent à Paul Celan, et finalement c’est plutôt avec lui qu’elle travaille pendant la première partie de la résidence. Elle reprend un projet déjà entamé, mais comme avec les lettres à Hildegarde l’écriture ici change, elle ne répond pas simplement aux mots, mais écrit en réaction à sa présence, à ce qu’elle voit, ses sensations, la surprise de ces pierres, c’est une écriture plus spontanée. Très noire aussi, dit-elle.
Cette noirceur redonnera sa place à Hildegarde. Elle écrit tous les jours, pratiquement. Le matin avec Hildegarde, puis un peu le soir, avec Celan. Travailler en parallèle sur les deux projets donne un nécessaire équilibre. Elle dit que la lumière d’Hildegarde lui permet de supporter la noirceur de Celan.
Les après-midis, les jours de repos, il y a des balades, des visites, pour s’aérer, et pour essayer de concilier ces mondes contrastés. Le Rhin, majestueux. L'abbaye Sainte-Hildegarde, bien sûr. Mayence. Des parcs, la nature, elle y revient souvent. Les arbres, de grands arbres en ville, des écureuils, les forêts, des forêts de Hêtres avec leurs feuilles qui volent comme de la neige. Un univers du conte. Nous pensons aux frères Grimm, des Hessois aussi, nés à 60 km de Wiesbaden. De la fenêtre quand elle écrit ,elle voit un lac, le vol des oies, les stries blanches de leurs ailes.
Pendant le séjour une rencontre est organisée, des élèves étudiant le français qui ont préparé des questions sur son travail, étrangement cette rencontre a lieu le 17 octobre, la date anniversaire de la mort d'Ingeborg Bachmann. À La grande Foire du livre de Francfort elle lit en français deux poèmes du Jour nouveau à naître, quelqu’un lit la traduction allemande. Il y a quinze personnes, ça dure une poignée de minutes, c’est peu, ce n’est rien, c’est quelque chose. Et valorisant, un plaisir de retrouver la musique de ses poèmes dans cette langue qu’elle ne comprend pas. Elle dit qu’elle aimerait vraiment que ce livre de poèmes à Ingeborg Bachmann aille vivre sa vie sans elle en allemand.
"N’être là que pour écrire, pour faire ce qu’on veut faire, ça valorise et déconcerte à la fois."
Pour Laurence Lépine, c’était sa première expérience de résidence, un peu inquiétante au début. Ce luxe de temps inhabituel. N’être là que pour écrire, pour faire ce qu’on veut faire, ça valorise et déconcerte à la fois. Éloigné, dépaysé, on voit ses mots sous un autre angle. Ça donne sens et en même temps questionne le sens. Elle dit d’abord que c’était plutôt comme une prise de notes, elle n’est pas sûre de la valeur de ce qu’elle a écrit là-bas. Plus tard elle dit, une parenthèse enchantée. Elle finit par comprendre quelques mots d’allemand, mais est assez contente de se sentir étrangère, de ne pas se sentir impliquée. Avant de quitter Wiesbaden, on lui dit que c’est trop tôt, qu’elle ne sait pas encore ce que la résidence lui a apporté. C’est vrai, dit-elle, elle ne sait pas encore. Mais elle sait déjà qu’elle aimerait repartir pour une autre résidence. Elle dit aussi que depuis son retour les arbres lui manquent, les grands arbres en ville, et je pense à ces lignes dans Autour des bouches morsures sa joie :
laisser
aux arbres
le soin de refléter
l’infranchissable
Terminons là. Je regarde le gribouillage dans le carnet où j’ai essayé de noter tout le rien qu’elle avait à dire et où se cache le besoin, l’envie d’étendre l’horizon des mots partagés.
Le sourire fantôme semble dire, Vous voyez...
Oui, ça s’est bien passé.
Et les gâteaux étaient bons.
¹ Autour des bouches morsure sa joie, Éditions Henry, 2018
² Le jour nouveau à naître, poèmes à Ingeborg, Cheyne Éditeur, 2019