Post-Covid : moins de livres en magasin, vraiment ?
Le confinement et la fermeture des magasins de vente de livres ont mis à jour tout à la fois la solidarité qui existe au sein de la chaîne du livre, chacun étant interdépendant des autres, mais également le cycle infernal de production dans lequel sont pris les éditeurs. Après un arrêt sur image de deux mois et demi, la chaîne commerciale du livre a-t-elle redémarré comme si de rien n’était ?
Dès l’annonce de la fermeture des librairies, le 14 mars 2020 au soir, l’interprofession réagit afin de faire face : par pragmatisme et solidarité, les offices1 de mars sont bloqués, non livrés et non facturés aux points de vente. Le Syndicat de la librairie française est à la manœuvre. Début avril, son président, Xavier Moni, se réjouit des résultats obtenus : "Une des forces de notre profession, c'est qu'elle constitue un collectif. Dans cette crise, grâce aux liens entretenus tout au long de l'année, il s'est passé en trois semaines des choses importantes. D'abord, les reports d'échéances décidés par les grands distributeurs : je me félicite que les discussions aient abouti rapidement avec tous2." Au fur et à mesure des reports de date de déconfinement, les offices suivants, d’avril, mai et parfois jusqu’à début juin, restent dans les stocks, afin de ne pas surcharger les libraires à la reprise.
Parallèlement, les éditeurs doivent décider ce qu’ils vont faire des titres : décaler les parutions de quelques semaines, de quelques mois ? les annuler ? Décisions lourdes de conséquences : pour la relation avec les auteurs, pour l’équilibre économique globale des maisons, pour la cohérence des catalogues… Certains titres, saisonniers, connaitront un sort funeste, ceux parus début mars sont pour beaucoup mort-nés malgré les efforts des éditeurs pour les remettre en avant au sortir du confinement… Fin mars, Livres Hebdo3 estime que 5236 nouveautés ont été décalées entre mars et fin juin, dont 53 % sans qu’une nouvelle date de parution ne soit encore fixée.
"Pendant un mois, nous n’avons vendu que ce qui était en magasin. Et les ventes n’ont pas été impactées par le manque de nouveautés."
Durant cette période étrange, les libraires ont testé, grandeur nature, une nouvelle façon de vendre. Courant avril, en effet, malgré la position tenue par le Syndicat4, de plus en plus de librairies indépendantes proposent un service d’achat ou réservation à distance, avec possibilité de venir récupérer les ouvrages au magasin ou d’être livré chez soi. C’est le cas de Page et Plume, à Limoges : "Après le 11 mai, les nouveautés sont restées encore quinze jours non disponibles, le temps que les distributeurs retrouvent leurs marques. Du coup, pendant un mois, nous n’avons vendu que ce qui était en magasin. Et les ventes n’ont pas été impactées par le manque de nouveautés. Cela nous conforte dans l’idée de travailler toujours plus le fonds. Cela nous a permis de 'nettoyer' le stock, de revoir ce qu’on souhaitait recommander ou pas.5"
À la reprise, fin mai, les offices s’allègent, les éditeurs mettent la priorité sur les ouvrages ayant déjà bénéficié de couverture médiatique avant confinement. Certains libraires, comme la librairie Georges à Talence, choisissent alors de soutenir les petits éditeurs : "Nous avons décidé de ne pas faire de retours6 massifs et de mettre en avant les titres plus confidentiels parus courant mars, pour leur donner une chance. Nous avons fait une table et une vitrine thématique sur la petite édition et les clients ont apprécié7."
"Le nombre de titres prévus pour la rentrée littéraire de septembre (511 contre 524 en 2019) confirme que l’heure n’est pas vraiment à la retenue."
Chez Georges, les libraires surveillent de près leurs commandes pour ne pas se laisser dépasser. Une attitude nécessaire car les annulations de titres seront finalement rares : Vincent Montagne, président du Syndicat national de l’édition, prévoyait fin avril, au-delà des reports prévus pour 2021, une "concentration des sorties entre juin et décembre [induisant] une baisse des ventes au titre8." Le nombre de titres prévus pour la rentrée littéraire de septembre (511 contre 524 en 2019) confirme que l’heure n’est pas vraiment à la retenue. "Nous constatons, raconte Sébastien Lavy, que les gros éditeurs ont peu joué le jeu. Ils n’ont presque pas réduit les titres pour la rentrée et les ouvrages prévus au printemps 2020 se retrouvent programmés à l’automne. L’embouteillage arrive maintenant. Le problème c’est qu’il y a beaucoup de titres d’auteurs connus, qui attirent. C’est donc difficile pour nous de choisir ceux que nous laisseront forcément de côté. On a l’impression que la crise n’a pas servi de leçon aux gros éditeurs."
Chez Geste éditions, on commence à regretter d’avoir choisi de réduire la voilure : "Nous avons décidé de reporter ou annuler 40 titres sur les 300 que nous publions dans l’année, pensant que tout le monde irait dans ce sens. Nous aurions mieux fait de maintenir les parutions, en réduisant les tirages, car les points de vente qui nous suivent reprennent de façon frileuse leur activité.9" Le marché du régionalisme est directement lié au tourisme et les ventes sont pour beaucoup des achats d’impulsion lors d’une visite en magasin. Le confinement a démarré pile au moment des mises en place d’avant-saison, cassant toute la dynamique habituelle sur cette période. Les éditeurs diffusés par le groupe en pâtissent eux aussi fortement.
"Les lecteurs ont redécouvert qu’il y avait du fonds, ils se sont montrés sensibles au catalogue, nous avons pu leur parler des ouvrages plus anciens."
Les éditeurs plus petits ne font pas tous face aux mêmes problématiques : certains, comme Monsieur Toussaint Louverture, ont choisi de ne rien changer : "Je ne vais pas changer de tactique, il se trouve que 2020 est l’année où je publie le plus de titres (8), je ne vais pas en publier moins, c’est trop risqué pour les livres. Je travaille sur plusieurs années et si j’ai un trou maintenant, ce sera compliqué pour moi d’envisager des projets chers à plus long terme10." Pour Maïade, en revanche, 2020 sera une année prudente. L’éditrice participe à de nombreux salons qui lui permettent d’assurer une part de ventes directes nécessaire à son équilibre économique : "Je devais présenter un livre à Tulle lors des processions de la Saint-Jean, mais le livre n’a pas pu être terminé à temps, puisque je n’ai pas pu réaliser les entretiens nécessaires ni consulter les archives, qui étaient fermées. Il sortira l’année prochaine11." Sur 4 titres prévus en 2020, Marie-France Houdart espère quand même en publier 3, en réorientant prudemment ses projets vers des auteurs ou sujets porteurs, et en réduisant les tirages : "Je n’ai pas eu de rentrée d’argent sur trois mois, ma trésorerie en a pris un coup, c’est compliqué pour faire imprimer, je suis obligée de réduire." Sans compter que les festivals, Brive en tête, ne sont pas forcément maintenus.
La période aura permis en tous les cas aux éditeurs de sortir d’un rythme où une nouveauté chasse l’autre : "Les lecteurs ont redécouvert qu’il y avait du fonds, ils se sont montrés sensibles au catalogue, nous avons pu leur parler des ouvrages plus anciens. Nous avons travaillé ça sur les réseaux sociaux, en expliquant pourquoi nous avions publié tel titre, parlé des auteurs… ", explique Dominique Bordes.
Un plaisir partagé par les libraires et qui promet, peut-être, qu’éclose petit à petit une slow commercialisation du livre…
1L'"office" désigne la livraison des nouveautés hebdomadaires de chaque distributeur aux points de vente, à la même date. Ces expéditions sont facturées à date aux points de vente, avec des délais de paiement variables d’une librairie à l’autre, mais représentant en moyenne 75 jours fin de mois. L’un des points de négociation a porté sur le report des factures dues pour les offices livrés avant la date de confinement et qui auraient dû être réglées au moment où les points de vente, privés de chiffre d’affaires, n’auraient pas eu la trésorerie pour y faire face.
2Xavier Moni, "Il faut un fond d’aide commun à la librairie", article de Fabrice Piault, Livres Hebdo, 10/04/2020
3Fabrice Piault, "Plus de 5000 titres décalés en 10 jours", Livres Hebdo 31/03/2020
4Le Syndicat de la librairie française a maintenu tout au long du confinement une position assez ferme concernant la vente en click and collect proposée par certains libraires, estimant qu’il fallait une application stricte de la fermeture pour éviter la propagation du virus.
5Sébastien Lavy, gérant de Page et Plume à Limoges, entretien du 27/07/2020.
6Les libraires ont la possibilité de renvoyer au distributeur les ouvrages non vendus dans un délai d’un an maximum.
7Cécile Bory, gérante de la librairie Georges à Talence, présidente du réseau Librairies indépendantes en Nouvelle-Aquitaine, entretien du 01/09/2020
8Vincent Montagne, "Il faut un grand plan ambitieux de relance pour le livre", article de Fabrice Piault, Livres Hebdo, 23/04/2020
9Entretien avec Olivier Barreau, le 31/8/2020
10Entretien avec Dominique Bordes, le 27/7/2020
11Entretien avec Marie-France Houdart, le 27/07/2020