Pour faire le portrait de…
L’artiste Louise Collet, lauréate du dispositif "Aide à la création en résidence", a été accueillie en 2020 à la résidence Vagabondage 932 durant sept semaines, de manière fractionnée. Elle y a développé un projet portant sur les anciens jardins de cheminots qui subsistent en bordure de la Cité Jacqueline-Auriol, le long de la voie ferrée. Ces parcelles sont toujours cultivées par des dizaines de jardiniers dont elle a réalisé les portraits en collaboration avec Marc Pichelin, phonographe et par ailleurs fondateur de la résidence.
Il est écrit dans la biographie de Louise Collet qu’elle "développe un travail motivé par l’observation du réel, et notamment de la relation que l’humain entretient avec son environnement et de son rapport au quotidien". Et lorsqu’on discute avec Louise, on est d’emblée dans une relation d’écoute réciproque et respectueuse. Il émane d’elle une sorte de bienveillance qui vous met aussitôt en confiance.
La résidence d’artistes Vagabondage 932, quant à elle, a la particularité d’être ancrée dans un quartier dit "prioritaire" à Coulounieix-Chamiers, en Dordogne, mais surtout, d’être une résidence participative, c’est-à-dire en lien avec la population locale et avec un regard porté sur la vie quotidienne de ces personnes dans ce lieu.
Pas de hasard, donc, dans la venue de Louise Collet au cœur de la Cité Jacqueline-Auriol, mais plutôt une incontournable rencontre…
Avant même de parler du projet que vous y avez mené, peut-on dire, Louise, qu’il y a une correspondance entre les modalités de cette résidence et l’objet de vos recherches artistiques, ou peut-être simplement, vos préoccupations en tant que citoyenne ?
Louise Collet : Quand je suis arrivée à Coulounieix-Chamiers, je n’avais pas encore de projet très défini. C’est d’ailleurs ce qui fait la particularité de cette résidence : on y vient en ayant des envies mais sans avoir d’idée préconçue. Il s’agit de travailler avec la surprise, avec le hasard des rencontres, sur les liens que l’on va tisser avec les habitants. Cette démarche était déjà présente dans ma pratique dans le sens où j’aime travailler sur ce lien très fort que je peux avoir avec mon environnement, notamment au cours de promenades ou de voyages. Cela nourrit mon travail, comme la surprise qui peut survenir à des endroits où l’on ne s’y attend pas. Pour cette résidence, ce qui m’intéressait aussi, c’est de venir régulièrement à un seul et même endroit comme si j’habitais vraiment sur place. Faire cette expérience un peu alternative d’un quotidien – qui en est un parce qu’on a le temps de nouer des relations, de prendre des habitudes – dans un contexte où l’on est plus attentif à son environnement parce que l’on se met dans une posture d’artiste où l’on se doit de porter un regard sur ce qui nous entoure.
Le fait que ce soit une résidence sur le long terme, morcelée, avec plusieurs temps de séjours espacés chronologiquement, vous a-t-il convenu ?
L.C. : Absolument, car cette alternance permet un renouvellement du regard. Les phases de gestation entre deux venues sont précieuses parce qu’elles permettent de prendre du recul, d’assimiler et d’évaluer ce qui est important, surtout dans un contexte socialement difficile. Il faut du temps pour digérer ces moments d’émulation intense où l’on côtoie beaucoup d’artistes, où l’on est en permanence bousculé, ce qui est très intéressant. C’est différent des autres expériences que j’ai pu vivre, en solitaire, où j’étais dans une sorte de repli sur moi-même, allant à mon rythme, en suivant mon instinct.
Vous paraissez vous intéresser particulièrement aux hommes et aux femmes qui exercent une activité nécessitant minutie et patience (le repassage du flou pour Nénette dont vous avez fait le portrait lors de la résidence Pollen à Montflanquin, puis à Coulounieix-Chamiers, le jardinage). Peut-on voir une corrélation entre l’attention et le soin portés par ces personnes à leur travail, et ceux dont vous faites preuve dans votre pratique artistique, avec ce même rapport au temps lent, à la concentration ?
L.C. : Je me dirige intuitivement vers des personnes avec une sensibilité proche de la mienne et qui sont habitées par ce qu’elles font, des artisans qui ont un savoir-faire. J’aime observer la relation que la personne entretient avec des matériaux, les gestes qu’elle déploie. J’ai été élevée par mes grands-parents qui étaient des agriculteurs. Ils avaient un lien fort à la terre et une façon de me transmettre des connaissances par la pratique. J’ai hérité de cet amour pour le faire. Chez Nénette, sa façon d’appréhender son métier est très poétique. J’y vois, moi, une sorte de lutte acharnée pour la vie. C’est la même chose pour ces jardiniers, avec un rapport à la terre, au végétal, qui relève presque du métier essentiel. Ils ont une connaissance tacite qu’ils partagent de génération en génération. Une connivence s’est aussi installée entre différents jardiniers, d’une parcelle à l’autre, des amitiés se sont créées et des savoirs se transmettent de manière presque anarchique. J’aime ce rapport au travail, et peut-être est-ce aussi une façon de rêver le travail autrement dans notre société, sous une forme qui serait plus adaptée à chacun. C’est un peu ce dont j’essaie de parler à travers ces portraits : une osmose entre les personnes et leur environnement, dans un respect de leur propre temporalité et dans une sorte de douceur, de patience. Et cela entre tout à fait en résonance avec ma façon de travailler le dessin, qui est comme une pratique méditative, en fait. Quand je dessine, de la même façon, j’observe longuement un matériau, un végétal, et j’analyse sa structure. Quand je le traduis ensuite, une fois que je me suis vraiment imprégnée de la matière, je suis dans une espèce de répétition. Donc je me considère plus comme un artisan qu’autre chose. C’est aussi une pratique qui me fait du bien. Ce soin que j’apporte à mon travail est une façon pour moi de respecter la personne ou l’objet que je représente. J’espère prodiguer un soin, aussi, quelque part…
"Mon rapport au portrait a longtemps été compliqué car il y a toujours un aspect un peu sacré dans la représentation d’une personne, avec beaucoup d’angoisse de la part du modèle de se voir représenté et de devenir d’un seul coup l’objet d’une observation."
N’y a-t-il pas une forme d’initiation dans ce travail et dans cette relation qui s’instaure, dans ce que l’autre vous laisse observer ? Cela se passe vraiment dans un échange…
L.C. : Oui, car je suis complètement novice dans tout ce que je découvre à chaque fois et j’aime bien cette transmission qui s’opère. Pour Nénette, c’était particulièrement le cas parce que nous avons passé beaucoup de temps ensemble, nous avons construit une amitié. Mon rapport au portrait a longtemps été compliqué car il y a toujours un aspect un peu sacré dans la représentation d’une personne, avec beaucoup d’angoisse de la part du modèle de se voir représenté et de devenir d’un seul coup l’objet d’une observation. Je le comprends tout à fait, et pour moi, représenter quelqu’un à travers son travail, c’est une façon détournée de faire un portrait. En décalant mon regard, je peux dire beaucoup plus de choses sur la personne que si je la représentais directement. J’aime cette idée de portrait en creux.
Vous connaissez les histoires de ces jardiniers car vous avez aussi réalisé des entretiens avec eux, conversations qui étaient enregistrées par Marc Pichelin. Comment vous répartissiez-vous les rôles entre vous deux ?
L.C. : Marc travaille sur ce projet depuis quelques années et il connaissait déjà certains jardiniers. Il a su gagner leur confiance en amont, cela m’a facilité la tâche. Lorsqu’on les rencontrait, c’est surtout Marc qui posait les questions. Par son expérience de phonographe, il a l’habitude de donner la parole : il tend un bout de perche et la personne est suffisamment en confiance pour se lancer dans un monologue. Marc a un vrai don pour ça, il sait se mettre à l’écoute et faire en sorte que les personnes parlent librement, sans appréhension. Pendant la discussion, je pouvais m’éloigner pour faire le tour du jardin, aller découvrir des endroits un peu secrets et m’attarder sur des détails. Le fait que l’attention de la personne soit détournée me permettait aussi de la prendre en photo. Ce que je n’aurais pas osé faire si j’avais été seule avec elle.
Quelle technique picturale avez-vous utilisée et comment s’est organisé votre travail entre la production instantanée, sur le vif, et celle qui s’effectue dans le calme de l’atelier, notamment dans ces interstices entre deux temps de résidence ?
L.C. : Il y a d’abord cette période, sur place, où je collecte de la matière, où je m’imprègne des lieux. Ensuite j’ai besoin de beaucoup de temps chez moi pour peindre ou dessiner. Pour ce qui concerne la technique, j’en utilise deux : une partie est réalisée à la gouache ; ce sont de tout petits formats, comme des cartes à jouer. Pour ces derniers, je travaille essentiellement d’après les photos que j’ai prises pendant l’entretien et je fais un travail de recadrage. Je découvre dans mes photos des détails, des éléments que je n’avais pas forcément vus. Travailler ainsi me permet de saisir la précision du geste et de décomposer le mouvement comme s’il était réalisé dans un temps très long. Ensuite, en fonction du texte de l’entretien, je fais des ajustements.
"Habituellement, je travaille plutôt au trait avec, par accumulation, des masses de gris qui ressortent. Mais là, cette histoire de couleurs me permet de raconter l’ambiance lumineuse des jardins au fil des saisons."
Je travaille aussi sur des vues plus larges pour représenter les cabanes ou les jardins dans leur globalité. C’est intéressant, parfois, de changer de point de vue. Pour les grands formats, je dessine au rotring sur du papier japonais. Dans ce cas, je fais un croquis global que je retravaille ensuite. Je n’avais presque jamais utilisé la couleur auparavant. Habituellement, je travaille plutôt au trait avec, par accumulation, des masses de gris qui ressortent. Mais là, cette histoire de couleurs me permet de raconter l’ambiance lumineuse des jardins au fil des saisons.
Vous envisagez deux formats pour la restitution de ce projet : une exposition, en mars 2021, et une bande dessinée. En quoi cette double restitution sera-t-elle complémentaire ?
L.C. : Pour l’exposition, ce sera essentiellement un travail visuel, le rapport au texte ne sera pas présent. Il y aura peut-être simplement des enregistrements à écouter. Mais cela m’intéressait aussi de voir comment on pouvait bousculer ce rapport texte-image en bande dessinée traditionnelle. Il y a un fil conducteur chronologique puisqu’on suit le discours de la personne mais les images, elles, n’ont rien de narratif. Elles fonctionnent en série mais aussi et avant tout, de manière autonome.
C’est aussi une question de diffusion. Je trouve intéressant de travailler sur un livre qui dépasse les frontières de Chamiers et du cadre assez restreint de ce projet pour pouvoir en parler et le partager, tout simplement.