Quand deux sensibilités artistiques se rejoignent
Marion Duclos et Laurence Vilaine se sont connues lors d’une résidence au Chalet Mauriac à Saint-Symphorien, en 2014. De cette rencontre est née une envie commune de travailler ensemble, et c’est tout naturellement qu’elles ont pensé l’une à l’autre pour répondre à l’appel à candidature lancé dans le cadre du 5e anniversaire des résidences d’écriture au Chalet. Regards croisés sur ces deux artistes et sur leur projet de film d’animation Un vendredi à Kitani.
Quels sont vos points communs et vos différences sur le plan artistique, qui vous ont incitées à travailler ensemble ?
Marion Duclos : On a l’envie commune de mettre l’humain au centre du projet, avec le même souci de justesse. La curiosité de l’autre nous rapproche.
Laurence Vilaine : Nos sensibilités sont assez proches, je pense. J’ai aussi l’impression que mon écriture et l’écriture graphique de Marion se rejoignent. Nos deux modes d’expression se complètent. C’est en tout cas ce que l’on va découvrir, car on ne l’a pas encore expérimenté. Mais cette idée nous a paru à toutes les deux assez évidente. Aujourd’hui, c’est plus une intuition qu’on a envie de vivre, de tester.
M.D. : Nous avions le désir de travailler ensemble, et une fois que nous avons décidé du sujet, on s’est demandé comment relier nos deux disciplines. De mon côté, cela faisait un moment que j’avais envie de faire de l’animation. Je suis assez fascinée par le mouvement.
L.V. : Pour ma part, je n’avais jamais envisagé avant de faire un film d’animation. L’idée est venue en discutant sur le projet, sur son traitement. On a saisi l’opportunité de faire se rencontrer nos univers artistiques en allant vers quelque chose qu’on n’avait jamais fait.
C’est donc votre première expérience, à la fois dans l’écriture d’un scénario et dans la réalisation d’un film documentaire. Qu’est-ce que cela implique ? Avez-vous suivi, par exemple, une période de formation ou ressenti le besoin de vous entourer d’autres personnes ?
M.D. : Oui, nous avons des référents. À Écla, il y a Noémie Benayoun, avec qui j’ai déjà parlé de la production. Ensuite, sur le site du CNL, il y a une scénariothèque, dans laquelle on peut piocher. Et en ce moment réside au Chalet Élina Gakou-Gomba, qui est scénariste.
L.V. : Les échanges avec les autres résidents sont très enrichissants, ils font réfléchir, avancer... Pour l’instant, on en est au stade du débroussaillage par nous-mêmes, pour ce qui me concerne en tout cas. Et puis on échange beaucoup pour déterminer ce que l’on veut réellement dire dans ce projet. On sait que ce sera un court-métrage. J’ai commencé à travailler un peu les dialogues, ce qui est tout à fait nouveau pour moi, comme l’ensemble du processus cinématographique. Pour monter les dossiers d’obtention d’aides, par exemple, il faut faire une note d’intention, un pitch, un synopsis, comme si je devais écrire le synopsis d’un roman, avec un début, une fin, des séquences... Cela n’est pas du tout naturel pour moi. Habituellement, je me laisse plutôt porter par l’écriture qui m’apporte les réponses, au fur et à mesure.
Mais Marion connaît sans doute cela mieux que moi, car la bande dessinée est quand même assez proche, je pense.
M.D. : C’est vrai qu’on n’a pas du tout la même manière d’appréhender l’écriture. On a commencé par travailler chacune de notre côté, et j’étais partie sur un projet très organisé, avec une introduction, quelques séquences. J’avais le plan, mais il n’y avait rien de véritablement écrit à l’intérieur, c’était juste la structure du récit, une trame. J’ai même déjà proposé une fin ! [rires] Alors que toi, tu es plus dans le ressenti, il me semble, tu te laisses effectivement porter.
L.V. : En même temps, la manière de travailler de Marion est très intéressante pour moi, parce qu’elle bouscule mes habitudes et m’interroge.
M.D. : C’est la même chose pour moi, car de ne pas tout verrouiller dès le départ, laisser des portes ouvertes comme le fait Laurence, cela évite de partir dans les directions les plus évidentes, et peut-être les plus caricaturales. Cela aide aussi à saisir le ton le plus juste possible, ce qui est très difficile pour moi dans ce projet. Or il est vrai que la fin peut vraiment orienter le propos ; ce qui était le cas, en l’occurrence. De l’abandonner pour penser à autre chose peut se révéler intéressant, cela permet d’explorer d’autres pistes.
L.V. : De mon côté, je garde cette idée de fin proposée par Marion, car je trouve ton idée très bonne, mais tant que je n’ai pas plus avancé dans l’écriture du projet, je ne peux pas la valider définitivement, car il peut y avoir dix autres fins possibles. Mais j’imagine que l’univers de la BD oblige cette façon de travailler, non ?
M.D. : Non, la BD n’oblige rien, c’est moi qui suis comme ça. Il y a des auteurs qui ne travaillent pas du tout de cette manière. Moi j’ai besoin de verbaliser avant de passer au story-board, j’approfondis la description même si ce sont peut-être des éléments que je ne vais pas représenter ensuite. Lorsque je travaille un scénario BD, j’écris un séquencier de manière très détaillée, comme si j’étais un scénariste qui ne sait pas dessiner. Ensuite, j’élabore le story-board, qui est une interprétation de ce séquencier. La mise en scène m’incite souvent à ajouter des détails parce que je les trouve intéressants graphiquement et que je peux faire interagir les personnages avec. À l’inverse, des scènes que j’avais écrites ne sont absolument pas efficaces si je les représente dans le rythme, elles n’apportent rien au récit ni aux personnages, et parfois, je supprime des passages entiers. C’est comme ça que je travaille. Je pense que c’est un peu pareil dans le cinéma : l’image est un langage en soi, avec son alphabet, sa grammaire, etc. Il y a des logiques de plans, de découpages, d’ellipses, qu’il peut y avoir aussi dans l’écriture.
L.V. : Ça rejoint complètement l’écriture ! Mais est-ce qu’en BD on peut commencer une histoire en se disant je ne sais pas où je vais ?
M.D. : C’est tout à fait possible. Il y a beaucoup d’auteurs BD qui sont très intuitifs dans ce qu’ils font. Moi, j’ai besoin de structurer les choses. Ceci dit, je ne suis pas non plus bloquée dans mes idées.
L.V. – C’est bien que je le sache, parce que je vais pouvoir te bousculer !... (rires) C’est là où l’on se complète, parce que cela me donne un cadre qui est nécessaire.
Pourriez-vous me dire quelques mots sur le contenu de votre projet ?
M.D. : Laurence est partie mener un atelier d’écriture en Algérie, avec des femmes algériennes. Elles devaient écrire dans un lieu dédié pendant une semaine. Puis un jour, Laurence a eu envie d’aller écrire ailleurs, pour changer de cadre et pour, peut-être, raconter d’autres choses. Elle leur a proposé d’aller se balader à Bab-el-Oued, un vendredi, à 11h du matin, donc peu avant 13h, c’est-à-dire le jour et l’heure de la prière... Dès le départ, elles ont été d’accord, mais elles ressentaient quand même une espèce de tension, notamment parce que le quartier n’a pas une histoire facile. Elles y sont allées malgré tout, elles se sont assises sur des rochers, elles ont écrit deux, trois lignes, et puis elles sont allées manger une pizza en plein cagnard sur le front de mer ! [rires] Cette situation est assez drôle, et en même temps s’y mêle une sensation de défis et de gêne. C’est ce que j’ai ressenti. Les rapports sociaux sont très codifiés là-bas –comme partout – il y a des choses qui ne se font pas, surtout quand on est une femme. Ce projet interroge donc la place de la femme dans l’espace public, à cet instant précis.
L.V. : J’ai choisi le vendredi de manière complètement naïve, plus pour une question de logistique par rapport à notre emploi du temps. Dans mon idée, on allait pique-niquer et on rentrait après, quelque chose de très naturel pour nous, et qui finalement s’est déroulé à peu près de cette manière-là mais avec des tensions que je n’avais pas anticipées...
Je suis retournée en Algérie, à l’automne dernier, pour expliquer notre projet à ces femmes et leur demander si elles voulaient bien que je les enregistre et que l’on se remémore ensemble ce moment, qu’elles me racontent comment elles l’avaient vécu. Je suis revenue avec une heure de conversation enregistrée. L’idée que Marion a lancée et que j’aime bien, c’est d’utiliser ces paroles pour avoir le regard de ces femmes sur cette situation et sur elles-mêmes, leur questionnement avec le recul de deux années. J’ai aussi rapporté toute une matière sonore et visuelle, beaucoup de photos que nous regardons avec Marion, pour qu’elle s’imprègne de la culture et des personnages.
M.D. : Visuellement, j’imagine quelque chose de très sensible, limite charnel, où l’on s’accroche aux détails de peau, des cheveux, on a chaud. Il y a une démarche, on suit ces femmes le long de la baie, à travers la route, et puis de temps en temps, on fait un écart en regardant la colonie d’abeilles qui est venue investir la pâtisserie remplie de gâteaux qui dégorgent de miel. Je vois bien une espèce de ping-pong entre les bruits des abeilles, des pas, de la rue et de la circulation d’un côté, et de l’autre la conversation de ces femmes, deux ans après, avec les bruits du restaurant. On aurait ainsi une conversation avec des images qui n’ont pas forcément un lien direct avec le propos. Ce qui est en train de se dire donnera une autre interprétation à l’image, et inversement. Les deux vont se nourrir.
Laurence, comme tu étais présente à ce moment-là, quelle sera ta place dans ce film ? Apparaîtras-tu dans cette histoire, d’une manière ou d’une autre ?
L.V. : Je n’ai pas envie d’être là, de me mettre en avant. Dans cette conversation, au restaurant, je leur pose des questions, pour les faire parler, et en même temps, parfois, je ne dis rien et elles interagissent entre elles, elles se renvoient la balle. Je pense que c’est cela qui est intéressant. En essayant d’enlever ma voix, cela fonctionne quand même, si je réajuste un peu le texte, notamment les transitions. Il y a deux possibilités : soit on entend des blancs, c’est-à-dire ma question en arrière-plan, soit on fait en sorte que ce soit une conversation à quatre, sans que personne ne les interroge. Ce sont deux écritures différentes. Et encore une fois, c’est en avançant que j’aurais la réponse.
Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur ces femmes ? Qui sont-elles ?
L.V. : J’ai constitué ce groupe avec l’aide d’un éditeur algérien qui m’a donné quelques noms, et en lançant un appel sur Facebook. J’ai reçu tellement de réponses que j’ai une liste d’attente pour dix ans ! Le groupe de départ était composé d’une dizaine de personnes, des femmes issues d’horizons différents, qui travaillaient ou étaient étudiantes, de plusieurs générations – de 22 à 45 ans – des femmes mariées, des jeunes filles. Il y avait une étudiante en médecine, qui travaille à l’hôpital de Bab-el-Oued, une journaliste, une comédienne...
Ont-elles toutes ressenti cette même gêne ce jour-là ?
L.V. : Plus ou moins. Ce qui est sûr, c’est que l’idée ne leur aurait pas traversé l’esprit d’aller sur cette plage, seules, par simple habitude. Certaines ne reproduiront sans doute pas cette expérience. D’autres, au contraire, se disent pourquoi pas ? Il y a différentes positions selon l’histoire de chacune. Ce quartier était un foyer important pendant le terrorisme, ce qui est évidemment bien présent dans les mémoires.
Comment cette histoire a-t-elle fait écho en vous ? En toi, notamment, Marion, puisque c’est une histoire que tu as entendue ?
M.D. : On investit toujours une histoire qu’on nous raconte avec sa propre expérience. J’étais un peu révoltée, parce que je trouve ça assez injuste de ne pas pouvoir investir l’espace public comme on le veut – ce qui existe aussi, cependant, dans des pays occidentaux. En même temps, j’étais contente, parce que quand je les écoute discuter, je me sens proche d’elles, j’ai l’impression d’entendre des copines. Je me retrouve complètement dans ce qu’elles disent, je trouve leur discussion très saine, et je pense que c’est aussi cela qu’il faudrait essayer de transmettre. En même temps, je ne les connais pas et je ne suis pas allée en Algérie ; de ce fait, je n’ai sans doute pas la même justesse de point de vue que Laurence, et je préfère lui laisser un peu plus le choix de décision.
L.V. : Mais c’est bien, en même temps. Comme Marion ne connaît pas l’histoire de l’intérieur, elle me pose des questions qui m’interrogent, me bousculent, et cela m’aide. Car j’ai la crainte, qui me paralyse souvent, d’être en surplomb, sans doute parce que c’est l’Algérie, et du fait de la colonisation, tout simplement. C’est très complexe, autant pour ces femmes que pour moi, je ne sais pas, et on ne s’en rend pas compte, ce n’est pas notre histoire, certes, mais nous sommes héritières de cette histoire-là. Et il ne s’agit pas pour moi que de ça, du passé France-Algérie, mais aussi de manière plus générale du clivage nord-sud, riche-pauvre, une crainte perpétuelle, oui, d’être en surplomb, une idée insupportable. Dans ce projet, on peut très vite cantonner les gens dans des clichés, celui du quartier chaud, de la place de la femme dans la rue... Or cela ne correspond pas du tout au souci de justesse qui est le nôtre.
C’est un souci qu’on retrouve aussi dans ton travail, Marion...
M.D. : Oui, complètement, dans Ernesto. Les questions de légitimité, de justesse, je les connais, c’est pour cela que je comprends Laurence et que je suis très à l’écoute. Mais j’ai une place beaucoup plus confortable que la sienne. Ce sont des personnes que je ne connais pas, il y a moins d’affects.
L.V. : Cependant, mon souci est moins vis-à-vis de ces femmes – car de toute façon, elles verront le projet avant qu’il ne paraisse – qu’à l’égard de ce que je montre au public. Je ne voudrais pas qu’après avoir vu le film, on fasse une sorte d’amalgame et que l’on mette toutes les femmes algériennes dans le même sac, ce serait vraiment un échec !
M.D. : On ne veut surtout pas donner de réponse, mais rester dans la suggestion et la justesse...
L.V. : ... et susciter un questionnement pour que chacun fasse son chemin, laisser au spectateur cette place-là.