Raconter l'histoire manquante
Le scénariste et écrivain Rémi Giordano était accueilli au Chalet Mauriac en septembre et octobre derniers pour l'écriture de son projet de roman jeunesse, Méduse. Rencontre.
Sweat rose et chaussettes à flammèches assorties, somptueuse barbe rousse et regard pétillant, Rémi Giordano m’accueille avec un bon café dans son bureau au Chalet Mauriac. Rémi m’explique que, depuis qu’il est là, les autres auteurs préfèrent écrire dans leur chambre. Ainsi, a-t-il eu l’embarras du choix. Il a choisi le bureau intimiste du rez-de-chaussée, avec vue sur le parc et la forêt. Dans la pièce, un paperboard trône, saturé de notes et de schémas et le mur d’en face est couvert de post-it multicolores. Deux projets menés de front, car Rémi a deux casquettes. Nous y reviendrons…
Ça fait un mois et demi que Rémi Giordano réside au Chalet Mauriac, dans le cadre d’une résidence d’écriture d'ALCA. Il est le lauréat de la bourse d’écriture de roman jeunesse et travaille sur un nouveau roman, son cinquième. Bien installés, nous sirotons nos cafés et, pour commencer, je demande à Rémi de me raconter comment est né le désir d’écrire chez lui. Il me répond qu’il a toujours écrit. Il a commencé par l’écriture scénaristique, parce que des formations existaient pour cette discipline alors qu’il n’y en avait aucune pour devenir romancier… Très vite, il gagne sa vie comme scénariste. Il est passionné par le cinéma et passe ses après-midis dans les salles de projection. Mais l’écriture pour le cinéma ou la télévision est un travail collectif et il a souvent l’impression que ses histoires lui échappent… Afin de reprendre les rennes, il vient de réaliser un court métrage, le sien, et en a un autre en préparation. Son projet est de se rendre jusqu’à l’élaboration d’un long métrage. Quant à l’écriture de romans, c’est sa "récréation" dans le sens où il n’en a pas besoin pour vivre. Et surtout parce que Rémi aime cette liberté et cette autonomie de que lui offre l’écriture romanesque.
C’est le moment de parler de ce nouveau roman. Je lui demande d’où il vient et quel sujet il va aborder. Il y a d’abord le déclencheur : le poème Méduse, écrit par Silvia Plath, la grande poétesse américaine du vingtième siècle au destin tragique. Ce poème a été un choc pour Rémi. Il lui a tout de suite parlé de l’organique et de la nature.
"Loin de cette langue de terre obstruée de cailloux,
Tournant de l’œil à la vue des cannes blanches,
Recueillant l’incohérence de l’océan au creux de l’oreille,
Tu héberges le trouble en ta tête – sphère divine,
Cristallin charitable,
Pendant que tes doublures
S’accrochent frénétiquement à l’ombre de ma coque,
Pressantes comme des cœurs,
Stigmates rouges en plein centre,
Et chevauchent les flots déchirés jusqu’au plus près du point de départ,
Laissant flotter leur chevelure de Sauveur.
Me suis-je vraiment tirée d’affaire ?"
(Extrait de Méduse de Silvia Plath)
Ensuite, il y le lieu : l’Islande. Il y a voyagé en 2018 et il a aimé y trouver des paysages très différents, "un peu comme à l’intérieur de soi on peut trouver des territoires qu’on a du mal à définir mais qui existent…"
Un nouveau défi : écrire à la troisième personne car jusque-là il n’a écrit qu’à la première !
Et une envie, un désir : celle ou celui d’écrire un roman sur la transidentité. Cependant, un problème se présente rapidement : Rémi n’est pas trans et il se demande s’il a le droit d’écrire sur la transidentité. Il commence par prendre contact avec des associations et des trans qui tiennent des blogs ou des chaines YouTube. Il les questionne mais, très vite, il sent que c’est compliqué pour eux. Pendant un moment, il ne sait plus s’il peut écrire son roman. Une éditrice lui parle des lecteurs sensibles. Il se dit d’abord pourquoi pas ? Puis, il ressent une gêne. Comment écrire si on ne peut pas écrire sur un autre que soi ? Et puis, en y réfléchissant, la frontière est parfois sensible… Quand Rémi était petit, on lui demandait s’il était une fille ou un garçon. Cette question d’identité s’est donc posée chez lui avant même de savoir quelle orientation sexuelle il allait choisir.
Finalement, il décide que, au lieu d’écrire frontalement sur la transidentité, il écrira un thriller fantastique sur le trouble, le double, la part féminine du héros. Son personnage ne sera pas transexuel, mais un ado traversé par des questionnements d’identité. D’ailleurs, l’adolescence en elle-même n’est-elle pas une quête d’identité permanente ?
Il se lance, regroupe ses références. Les films de David Lynch et Silvia Plath encore puisqu’il choisit Esther pour le nom d’un des deux personnages principaux (d’après l’héroïne de son livre La Cloche de détresse).
Et cette résidence d'écriture, comment se passe-t-elle ?
Pour Rémi, ce sont les conditions idéales. Il travaille beaucoup mais remarque que c’est dans les interstices que toutes les bonnes idées arrivent. Quand il fait un puzzle par exemple… Mais surtout, il a du temps ! Le temps de préparer l’écriture, d’envisager toutes les pistes et de les noter sur son paperboard. Son but est d’achever la trame de son roman, sans l’écrire entièrement. Il ressent la résidence comme un accélérateur formidable, surtout parce qu’il a moins de tentations à l’extérieur ! Il sent que ce projet sera riche de ce temps pris pour lui.
Quant au lieu, le Chalet en lui-même l’inspire aussi énormément. Il me confie qu’il est presque certain qu’il écrira un autre roman qui sera inspiré par ce lieu et certains événements qui se sont déroulés autour de lui… Mais ce sera l’objet d’une autre histoire… Et puis, il y a les autres résidents. Lors des dîners, il a pu échanger autour de son projet avec eux sans se sentir en danger. Habituellement, il a du mal, un peu peur de parler de son travail en cours. Ici, il était en confiance. Mieux, les retours l’ont encouragé à poursuivre dans la voie qu’il avait choisie avec difficulté. L’interaction avec les autres résidents lui a donné le courage d’aller jusqu’au bout, malgré les doutes de départ…
Est-ce le calme du bureau, l’odeur du café, la vue des arbres de l’autre côté de la fenêtre ou simplement la magie du Chalet ? Quoi qu’il en soit, le fil de la conversation devient un peu plus intime. De fil en aiguille, nous en arrivons peut-être à ce qui a pu être la source de ce roman. Rémi se remémore d’une journée particulière. Il a dix-neuf ans et vient tout juste de faire son coming-out. Une de ses professeures le prend à part et lui assène brutalement une vérité qu’il n’attendait pas : "Tu es une fille, mais tu ne le sais pas encore." Rémi n’a rien demandé. Il n’a pas sollicité l’avis de cette professeure. Pourtant, du haut de son statut de sachant, elle lui dit ce qui est pour elle une évidence. Cette phrase, malvenue et péremptoire, tournera quelque temps dans la tête de Rémi jusqu'à ce qu’il se réponde à lui-même : non, je ne suis pas une fille. Quasiment dix-neuf ans plus tard, il écrit peut-être ce roman comme une longue réponse et insiste : l’histoire de son héros Gabriel sera avant tout l’histoire d’un garçon qui se cherche. Car, ce que Rémi a à cœur, dans sa pratique de l’écriture pour jeunes adultes, c’est de raconter l’histoire manquante, celle qu'il n’a pas lue étant plus jeune, celle qui aurait pu l’aider à traverser des moments difficiles et à mieux comprendre ce qu’il ressentait.
Ce roman devrait sortir en octobre 2023 aux éditions Thierry Magnier.
(Photo : Alban Gilbert)