Richard Vallerand, sur le fil de la réalité
L'auteur québécois Richard Vallerand est le lauréat 2022 de la résidence d’écriture francophone Nouvelle-Aquitaine / Québec. Du 11 avril au 2 mai, il a été accueilli tour à tour au Ciel de Royan (Royan, 17), au Chalet Mauriac (Saint-Symphorien, 33) et à la Villa Bloch (Poitiers, 86). Au cours de son séjour, il dessine la vie d'Arthur Leclair, projectionniste ambulant.
Richard travaille dans la bibliothèque du Chalet Mauriac. Il est penché sur sa tablette graphique. Autour de lui, des bandes dessinées, un petit carnet où s'anime le visage d'une femme et un chapeau melon. Dans un sourire, il le coiffe.
Richard Vallerand : J'ai trouvé le chapeau d'Arthur Leclair à Luxey, dans un vide-greniers. Malheureusement, il est trop petit pour moi. C'est difficile de dessiner les chapeaux melons alors j'ai commencé à faire des croquis. Pour chaque case, je dois me documenter. C'est vraiment l'affaire qui a pris du temps dans ce projet. À la fin de mon voyage, je vais aller au musée Méliès, à Paris. Je vais pouvoir photographier sous tous les angles les caméras et le matériel de projection de l'époque. Sur Internet, les photos peuvent avoir été transformées et la manivelle du projecteur se retrouver du mauvais côté. Mon prochain projet sera plus simple : ça se passe quelque part dans le bois, pendant les années quatre-vingt. Il n'y aura pas de chevaux, ni de vêtements ou d'architecture d'époque… Il s'agit de l'adaptation d'un film iconique du répertoire québécois en bande dessinée.
Ce que je préfère, c'est le travail de mise en scène à partir du scénario. Pour Arthur Leclair, je travaille avec Normand Grégoire, un scénariste de la région de l'Outaouais. C'est un scénario de bande dessinée très détaillé, mais on me laisse beaucoup de libertés. Je travaille là-dessus depuis 2017. Je fais aussi d'autres projets en parallèle. Quand j'ai commencé, je ne pensais pas que ce serait si long. C'est comme faire un marathon.
Les Laborats [aux éditions Michel Quintin, NDLR] sont comme une récréation. Ces chroniques de vulgarisation scientifique prépubliées régulièrement dans un magazine jeunesse me permettent de vivre et d'avoir une actualité. Ça fait partie de ma routine. En fin de compte, plus qu'un marathon, je fais un triathlon : je passe de la course à pied, au vélo, à la natation... Les Laborats sont des chroniques humoristiques, ironiques : ce sont des rats qui vous parlent. Contrairement à Arthur Leclair, ce n'est pas très réaliste. Je me suis entendu avec l'éditeur du magazine, j'ai pu prendre de l'avance sur mes chroniques. J'ai deux mois pour me consacrer totalement à Arthur Leclair. J'avance plus vite.
Travailler le sujet du cinéma muet a-t-il nourri ta pratique de dessinateur issu du cinéma d'animation ?
R. V. : Je l'ai perçu comme un retour à mes années d'école. J'étudiais beaucoup les films muets comme ceux de Chaplin, avec ces exagérations dans la gestuelle qui caractérisent le cinéma des premiers temps. Aussi, j'ai pris plaisir à glisser des hommages dans la mise en scène. Par exemple, il y a une scène où le personnage va voir son enfant qui fait ses premiers pas. J'ai pris la liberté de faire référence à Eadweard Muybridge, ce photographe qui décomposait le mouvement des animaux.
"C'est très intéressant de jouer sur la frontière entre la représentation du cinéma et celle du réel."
Muybridge est un précurseur du cinéma d'animation et du cinéma tout court. C'est un personnage qui mériterait qu'on écrive une bande dessinée juste sur lui. Il y a une histoire rocambolesque le concernant : une des raisons pour lesquelles il avait décidé de faire ce travail était un pari sur le déplacement des chevaux. Muybridge a réussi à démontrer que l'idée qu'à un moment les sabots ne touchent plus le sol est fausse.
C'est très intéressant de jouer sur la frontière entre la représentation du cinéma et celle du réel. Par exemple, il y a une scène de poursuite. Je pars d'une scène filmée pour replonger le lecteur dans la réalité qui est la bande dessinée. Je me suis tout de même posé la question de comment j'allais représenter le cinéma, les scènes filmées par Arthur Leclair. Comment faire la différence entre les cases représentant le réel et celles représentant le film. Quand je montre une scène du film, je ne peux pas faire de gros plans parce que, à l'époque, on ne jouait pas avec les cadrages. Je suis obligé de faire avec la manière de filmer de l'époque.
"Revenir aux origines permet de comprendre l'essence du cinéma. Le cinéma amenait la culture à tout le monde."
Mais alors, que filmait Arthur Leclair ?
R. V. : À ses débuts, il filme le réel, il filme sa femme… C'est sa façon d'exprimer son amour. La première partie de cette histoire est vraiment lumineuse : il est projectionniste ambulant. C'est une vie que j'aurais eu le goût de vivre, partir à l'aventure, aller projeter des films de village en village. C'est le début de l'industrie du cinéma, le début de la distribution. Revenir aux origines permet de comprendre l'essence du cinéma. Le cinéma amenait la culture à tout le monde. Les villageois découvraient des choses qu'ils n'avaient jamais vues : des voyages, des reconstitutions de la crucifixion du Christ…
Mais au fur et à mesure que l'histoire avance, la fiction prend le dessus. Et la vie d'Arthur Leclair part en vrille : il perd le contact avec la réalité. Sa femme est enceinte, ils ne peuvent plus voyager et s'installent à Montréal pour monter une salle de cinéma. C'est le début des salles obscures et de la guerre entre l'Église et le cinéma. Le cinéma empiétait sur la mission éducative que s'était octroyée l'Église. L'Église a eu le sentiment de perdre le contrôle. Elle a fait passer des lois contre la diffusion de films le jour du Seigneur. Il est vrai que le prêche pouvait être une forme de divertissement. Et le cinéma présentait des images "réelles" qui pouvaient sembler plus vraies.
Au fil du récit, on découvre l'évolution des mœurs. Au début du siècle, le Québec n'était pas si prude. Il y avait beaucoup de libertés. Puis, à partir des années quarante, tout a changé. Les majors américains comme Famous Players ont voulu avoir le monopole. Ils ont racheté les salles de cinéma au détriment de la production indépendante et locale. Et l'Église a fini par avoir un regard sur le contenu de la production cinématographique. Le Québec entre dans cette période appelée la Grande noirceur.
"C'est drôle de constater comment mon voyage ici est entré en résonance avec des choses que j'avais imaginées bien avant."
Si tu devais faire le lien entre Les Laborats et ce projet-là…
R. V. : Je fais beaucoup de projets documentaires, scientifiques… J'aime faire des recherches, apprendre des choses. C'est passionnant de créer une histoire à partir d'un fait. Mais j'aimerais sortir de ça. Partir dans l'écriture de fictions.
Quand on vit longtemps dans un lieu, on finit par s'en imprégner et c'est drôle de constater comment mon voyage ici est entré en résonance avec des choses que j'avais imaginées bien avant. Notamment l'histoire d'un peuple qui vivrait sur des échasses. Ce projet est une métaphore, un conte pour adulte où les peuplent vivent sur plusieurs îles et une fois tous les je ne sais combien d'années, ils doivent aller voter pour élire leurs dirigeants. Ils choisissent une personne qui porte leurs voix et qui doit traverser des marais dangereux, perchée sur ses échasses, pour se rendre à l'élection. C'est une mission presque impossible.
"Souvent, c'est quand je voyage que les idées arrivent."
Je trouve ça beau à dessiner, il y a quelque chose de poétique là-dedans. Et alors que je me demandais comment j'allais rendre crédible le fait qu'ils vivaient sur des échasses, j'ai réalisé que dans les Landes, ça a existé. J'ai découvert dans la bibliothèque du Chalet Mauriac le travail photographique de Félix Arnaudin. Souvent, c'est quand je voyage que les idées arrivent : dans l'avion, dans l'autobus. La résidence m'a vraiment réaligné sur ce projet d'échassier. C'est drôle, cette idée fiction qui finalement s'est ancrée dans une réalité.
(Photo : Quitterie de Fommervault)