"Rien n’est plus vivant qu’un souvenir"
Lauréats de la résidence d’écriture pour un projet de long métrage, Frédéric Bernard et Jordi Perino étaient au Chalet Mauriac du 11 au 22 octobre 2021. Réalisateurs et scénaristes tous les deux, ils ont également, par leurs racines familiales, un lien très fort avec l’Espagne. C’est une des raisons pour lesquelles le projet de 1er long métrage de Frédéric Bernard, Que viva la Guerra !, qui va s’y dérouler, les a rassemblés. Le synopsis de ce drame contemporain est l’histoire de Laura, une saisonnière agricole espagnole qui vit et travaille dans les Alpes-de-Haute-Provence et qui retourne, après un long exil, dans son village natal près de Murcia pour revoir son père mourant…
D’autres points communs rassemblent Frédéric Bernard et Jordi Perino. Si Frédéric a passé tous ses étés dans le village natal de sa mère, entre Lorca et Murcia, pendant une vingtaine d’années, Jordi est, lui, d’origine catalane française (Pyrénées-Orientales). De la même génération, à trois ans près puisque Frédéric est né en 1982 et Jordi en 1985, ils ont fait des études complémentaires, puisque le premier a un master en Sciences, arts et techniques de l’Image et du Son de l’université de Marseille1 et le second, un master Réalisation de l’École nationale supérieure d’audiovisuel de l’université de Toulouse. Ils vivent également dans le même village du Tarn et se retrouvent souvent devant l’école de leurs enfants.
Frédéric Bernard a, pour l’instant, été assistant réalisateur sur une dizaine de longs, de courts, de téléfilms et de séries et, depuis 2017, il enseigne la mise en scène face caméra à l’école Léda de Toulouse. Il est aujourd’hui le réalisateur scénariste de trois courts en fiction, Demain (Lama – Rodolphe Olcèse, 2012), Un point dans la foule (Two Many Cowboys – Rodolphe Olcèse, 2016) et Brûlent les villes, brûle le ciel soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine (en post-production). Et sont en création un long en cours d’écriture, Primitif(s), et un documentaire, Terremoto.
Jordi, lui, a dès 2011 réalisé une demi-douzaine de films, dont notamment Gardiens (documentaire, 54’, Esav, 2011) ; Marie salope (fiction, 25’, Les films de l’autre cougar, 2016) et Massachusetts (fiction, 24’, Les films de l’autre cougar, 2019). Également scénariste ou coauteur, il accompagne de multiples créations dont celles soutenues par Les films de l’autre cougar, la société de production d’Annabelle Bouzom.
"Ça fait longtemps que je travaille sur ce projet, explique Frédéric. Au début, c’était un court métrage. J’écris toujours seul mais là j’avais vraiment besoin d’aide pour avancer. Comme je connaissais Annabelle Bouzom, je lui ai demandé de lire le projet. En retour, Jordi qui l’a également lu, a indiqué qu’il y avait la matière pour faire un long métrage. Elle nous a donc recommandé de travailler ensemble sur ce projet. Il se trouve qu’on est ami et je sais qu’il écrit très bien et, surtout, il maîtrise le volet dramaturgie".
"C’est toujours plus facile d’écrire pour les autres que pour soi, répond Jordi, et ce que j’aime c’est faire accoucher. Ce qui m’a plu dans le projet de Frédéric c’est qu’il y avait déjà un personnage fort qu’il suffisait d’aller questionner pour nourrir le scénario. Et il portait les problématiques qui m’interrogent : l’état du monde, l’Espagne, la ruralité".
Avant d’aller plus loin, présentons tout de même le projet : Laura, la trentaine, punk espagnole, travaille comme saisonnière dans un verger des Alpes-de-Haute-Provence. Secrète et frondeuse, elle vit dans son camion aménagé. Un appel téléphonique l’oblige à rentrer au pays : son père est en train de mourir. Dans un village désertique battu par le vent et le patriarcat, la jeune femme va devoir se confronter au passé qu’elle avait mis derrière elle.
Frédéric a d’abord commencé un documentaire sur son village, Terremoto, qui va d’ailleurs être soutenu par les Films de l’autre cougar. Mais il avait envie d’aller plus loin : "Un documentaire c’est factuel, précise-t-il. Avec ce que me disent les gens que j’interroge, je construis un récit. Mais assez vite, j’ai eu envie de raconter en parallèle l’histoire de cette fille qui a grandi là-bas et que j’ai connue, en pensant qu’une fiction serait plus adaptée et me permettrait plus de libertés. Ça a rejoint le fait que je voulais faire un film sur les terres de mon enfance. J’ai une nostalgie de ce village qui est maintenant totalement saigné par l’agro-industrie et se débat avec les silences issus de l’ère Franco, le chômage des forces vives, la désertification, le dépeuplement... Je voulais aussi écrire une histoire sur les femmes fortes et courageuses que j’ai côtoyées et faire émerger leurs conflits internes : ceux intimes, à savoir les guerres secrètes que chacun mène contre ses propres démons, et ceux, plus politiques, qui lient chacun au monde et à son devenir qui s’annonce fou et sombre. Je voulais aussi montrer ce qui écrase ce territoire peu connu car personne ne s’y arrête. La région de Murcia, qui s’étend sur d’immenses exploitations, fournit à elle seule 1/5e de la production agricole du pays. Les réserves d’eau sont vides, il n’y a quasiment plus d’arbres et les engrais chimiques, le cocktail nitrate et phosphate, polluent les aquifères et cours d’eau. On assèche ces terres pour nourrir l’Europe avec des salades et des brocolis qu’on trouve partout à 1€ dans les supermarchés en France. Comme plus personne ne veut travailler dans les champs ou dans les élevages intensifs de porcs qui partent, entre autres, vers la Chine, on fait venir des saisonniers, des Équatoriens notamment.
Se superpose à ça, les réflexes franquistes qui restent innervés dans tous les plis de la société parce qu’il n’y a pas eu de travail mémoriel. Cinq décennies que Franco est mort (20 novembre 1975) et c’est le seul pays d’Europe où aucun putschiste n’a été condamné. Il y a encore des noms de rues d’anciens généraux franquistes. Les populistes ne cessent d'accuser la gauche de vouloir rouvrir les blessures du passé qui sont loin d'être refermées. Si bien qu’en 2021, Vox, le parti d’extrême droite qui regorge d’anciens militants franquistes, est entré au parlement catalan. Il suffit de se rappeler les débats qu’il y a eu pour sortir en octobre 2019 Franco de son mausolée de la Vallée de los Caídos2. Aujourd’hui, seules des associations issues de la société civile se battent pour une reconnaissance et une réhabilitation des victimes de la Guerre civile et de la dictature, autour de la question des disparus et des charniers mais tout est encore sous le tapis. Dans les villages, les bourreaux et les victimes sont toujours voisins et les victimes se taisent. Enfant, chaque fois que je venais, je voyais sur un mur, Viva Franco. Personne n’y a touché jusqu’à ce que le mur tombe. J’aimerais que ça, ça émerge partout dans le film. Laura, d’une certaine manière, pour moi est celle qui revient chez elle et fait tout voler en éclat."
"Le film s’est asséché, il est plus aride, avec plus d’ellipses aussi. On a éclaté le récit pour le rendre moins chronologique et pour que les séquences se confrontent sur des thématiques plutôt que sur un enchaînement logique."
"Quand Laura revient, ajoute Jordi, c’est une femme autonome, libre. Elle est prête à mettre à mal les conventions sociales, à interroger les habitudes et surtout les non-dits qui ont pesé sur elle notamment, etc. Mais au moment où elle arrive dans le village, c’est justement le temps des processions de la Vierge. On mesure là, qu’à tout ça s’ajoute le poids de la religion, conservatrice, qui pèse encore puissamment dans l’Espagne rurale et augmente le poids des silences. En arrivant au Chalet, on savait qu’on voulait tout reprendre pour que tout conserve sa place mais différemment. Chaque jour, on a écrit ensemble l’un sur l’autre, en se relisant au fur et à mesure. On a repris le scénario aux filtres des Truby et Lavandier3, en essayant de répondre à toutes les questions des manuels de scénarios et, au bout de ce long et fastidieux travail de back story, partie par partie, on s’est radicalisé. Le film s’est asséché, il est plus aride, avec plus d’ellipses aussi. On a éclaté le récit pour le rendre moins chronologique et pour que les séquences se confrontent sur des thématiques plutôt que sur un enchaînement logique. On voulait aussi que ce soit moins verbeux pour que ça ressemble plus au cinéma de Frédéric et pour laisser, à la Gus van Sant, plus de place au spectateur."
"J’aime qu’il y ait peu de dialogues", conclut Frédéric. "J’aime croire aux corps, aux situations, plutôt qu’aux explications pour que le spectateur s’interroge. Je trouve que plus on laisse de mystères dans un film plus on s’approprie l’histoire et le cinéma. Et puis, dans mon imaginaire cinéphile pour ce film, il y a Padre Padrone des frères Taviani, Pasolini, Bruno Dumont aussi, avec l’idée de tenter de rendre compte de manière politique et sans aucun angélisme, de la réalité sociale, tout en piochant dans mes souvenirs d’enfance."
1Le département Satis de la faculté des Sciences de l’université d’Aix-Marseille et l’Esav de Toulouse.
2Inaugurée en avril 1959 et consacrée par le pape Jean XXIII, cette basilique a été érigée à la gloire des combattants franquistes, par des prisonniers républicains condamnés aux travaux forcés. Le corps de Franco s’y trouvait depuis son décès en novembre 1975 ainsi que 33833 corps d’opposants volés à leur famille. Avant le déplacement du cercueil de Franco en octobre 2019, elle demeurait un lieu de pèlerinage pour les franquistes. Sa dépouille a été transférée au cimetière de Mingorubbio à Madrid, près de la tombe de sa femme.
3John Truby, L'Anatomie du scénario ou comment devenir un scénariste hors pair, Muriel Levet (Traduction), éd. Michel Lafon, 574 pages, 2017. Et Yves Lavandier, La Dramaturgie, l’art du récit (cinéma, théâtre, opéra, radio, télévision, bande dessinée), 703 pages, éd. Les Impressions nouvelles, mars 2019.
(Photo : Centre international de poésie Marseille)