Sabine de Greef ou l’enfance de l’art
Lauréate de la résidence Polar 2022, en lien avec le salon du livre Du sang sur la page à Saint Symphorien (33), l’autrice-illustratrice bruxelloise Sabine de Greef s’est installée pour une résidence au Chalet Mauriac du 29 mai au 1er juillet avec, dans ses bagages, un projet d’album à destination des très jeunes enfants sur le thème de l’arbre.
Cette résidence au Chalet est-elle une première pour toi ?
Sabine de Greef : Oui, et je suis tellement heureuse d’être là ! Je n’avais jamais osé franchir le pas et je me sens chanceuse et privilégiée d’être dans un cadre si inspirant, au plus près de ces arbres majestueux, si impressionnants. Avoir du temps pour soi, pour mener à bien un projet, c’est inespéré !
Tu es autrice-illustratrice et ton travail est destiné aux tout-petits. Pourquoi t’es-tu tournée vers cette tranche d’âge ?
S.D.G. : J’ai une tendresse particulière pour les enfants en général mais pour cette tranche d’âge en particulier, c’est vrai. Après avoir beaucoup voyagé dans ma jeunesse (j’ai été hôtesse de l’air pendant plusieurs années pour partir à la découverte du monde), j’ai été un jour si choquée devant la misère, au Brésil, que j’ai décidé de poser mes valises définitivement. À ce moment-là de ma vie, je désirais fortement être mère et mon vœu n’ayant pas pu se réaliser, j’ai cherché comment je pouvais me rapprocher du monde de l’enfance malgré tout. J’ai alors entrepris dans ce but une formation pour être professeure des écoles et c’est pendant ces études que j’ai découvert l’incroyable richesse de la littérature jeunesse ! Quand j’étais enfant, il n’y avait qu’un livre chez nous, un recueil de contes de Grimm que me lisait mon père et dont je garde des souvenirs très vifs. En découvrant l’infinie variété des styles graphiques et tout un champ des possibles d’expressions, j’ai eu envie de me former à l’illustration et, à 33 ans, je me suis inscrite à un cours dans une école d’art de Bruxelles. Créer des albums pour enfants allait me rapprocher d’eux ! C’était un projet un peu fou mais j’ai eu la chance que mon premier album soit pris par les éditions Pastel qui m’ont appelée peu de temps après avoir trouvé mon manuscrit dans leur boîte à lettres. La maison d’édition n’était pas très loin de chez moi, j’y avais glissé mon enveloppe sans y croire après avoir essuyé un premier refus. Et la chance m’a souri !
Je me sens à l’aise avec cette tranche d’âge car l’album me permet d’explorer toutes sortes de thématiques en toute liberté. J’avance à tâtons, j’expérimente, tant au niveau du texte que du travail d’illustration. J’aime travailler les matières, tenter d’autres techniques et être surprise souvent par le résultat final.
En quoi es-tu surprise par ton propre travail ?
S.D.G. : Sans doute parce que je laisse libre court à mon inconscient, que je me l’autorise. La forêt près de laquelle j’habitais enfant et où j’ai joué un nombre incalculable d’heures, faisant galoper mon imagination, a sans doute été un bon terreau. Mes albums sont parcourus de créatures des bois, de celles qui de tout temps ont fasciné les enfants avec bien sûr l'incontournable figure du loup comme représentant de nos peurs archaïques. Je crois que mes albums se nourrissent de mes peurs, de mes désirs, de mes tourments, de mes exaspérations ou de mes inquiétudes. Par exemple, j’ai réalisé que je faisais souvent des livres à système avec des portes à soulever, à ouvrir. Il se trouve que dans ma vie, j’ai vécu avec quelqu’un qui avait la manie de fermer les portes et fenêtres en permanence alors que je n’aime rien tant que les portes ouvertes, où l’air et la lumière circulent (rires). Je n’avais pas réalisé cet album pour ça mais à la relecture, j’ai bien compris que ce n’étais pas une coïncidence !
"J’aime que les textes sonnent et résonnent, que l’on ait envie de scander, de chantonner."
Sans être des comptines, tes textes sont très chantants à l’oreille et on sent une volonté d’aller vers quelque chose de très musical…
S.D.G. : Ah oui ! C’est très important pour moi. J’aime que les textes sonnent et résonnent, que l’on ait envie de scander, de chantonner. Je les construis souvent sous forme de randonnée, comme si j’emmenais les enfants en promenade, sans les perdre, avec des repères rassurants. On chemine ensemble de cette façon.
Comment as-tu vécu cette résidence au Chalet Mauriac ?
S.D.G. : Comme un rêve éveillé ! C’est un grand privilège d’avoir eu tout ce temps même s’il est passé incroyablement vite ! C’est la première résidence d’auteur que je vis et elle m’a donné envie de postuler de nouveau tant j’ai aimé cette expérience. Je n’avais que des a priori positifs, pour autant je n’avais jamais osé franchir le pas. Avoir ce temps pour soi est un tel luxe, loin de toute contingence matérielle et dans un lieu si beau et si inspirant. Jamais je n’ai travaillé aussi bien, aussi efficacement. J’ai eu le sentiment d’être tout entière tournée vers mon projet, immergée dans ce travail que j’ai quasiment porté à son terme au bout de ma résidence. Et puis les rencontres avec les enfants lors des temps scolaires ont été de belles et joyeuses parenthèses.
Peux-tu nous parler de ce projet d’album ?
S.D.G. : Je suis arrivée au Chalet avec un projet sur le thème de l’arbre : "Je me souviens d’un monde d’arbres et d’oiseaux, beau, heureux, tranquille. Mais voilà qu’on se met à couper les branches, détruire les nids, déloger les oiseaux. Pour y construire une ville. Des oiseaux vont résister et laisser l’espoir d’une survie après la catastrophe." C’était le projet initial. Peut-être sous l’influence des arbres majestueux du parc du Chalet, je l’ai un peu transformé.
Mon projet est construit sous la forme d’une comptine en randonnée : il y a là un petit homme, une petite dame et un arbre aux beaux fruits dorés. Les voilà qui remplissent leur panier, un peu, beaucoup, beaucoup trop. Pour en avoir davantage, la voilà qui grimpe sur le toit de sa maison pour atteindre d’autres fruits mais le petit homme est furieux de ne pouvoir faire de même car sa maison ne s’y prête pas. En revanche, il a plein d’animaux dans sa ferme qu’il empile les uns par-dessus les autres pour pouvoir lui aussi atteindre les fruits les plus hauts.
Un album sur la convoitise et la course au profit ?
S.D.G. : Oui, c’est la fable qu’y verront les adultes. Les questions touchant à l’écologie sont très importantes pour moi et j’avais à cœur de faire un album autour de la notion d’effondrement mais bien sûr sans être moralisatrice et encore moins désespérante ! Mais les enfants verront aussi (j’espère), les situations rigolotes que cela provoque : l’exagération c’est souvent drôle ! Nos personnages vont cueillir tous les fruits de l’arbre mais vont aussi s’emparer des étoiles, de la lune et du ciel tout entier. Rien ne les arrête, sauf que… badaboum, tout s’écroule. Et quand tout s’écroule, ça fait rire les enfants, il n’y a qu’à observer un enfant qui construit sa tour de cubes, c’est bien souvent pour le plaisir de la voir s’effondrer…
Et après l’effondrement ?
S.D.G. : Ah mais oui, je propose un après, une reconstruction. Je n’allais tout de même pas les laisser comme ça ! Les personnages ne peuvent que constater leurs erreurs et se mettre enfin à réfléchir à plusieurs. Le sentiment du collectif est une valeur à laquelle je crois beaucoup : face à la convoitise, à la mesquinerie, à la jalousie, c’est en réfléchissant de concert que mon petit bonhomme et ma petite bonne femme vont envisager de vivre autrement et commencer à reconstruire et à replanter ! Il me reste à peaufiner la fin avant de le soumettre à mon éditrice de chez Pastel.
Quant à la forme, j’ai procédé comme souvent à de petites mises en scène en faisant mes collages : je prends un fond sur lequel je pose des éléments, un peu comme un enfant qui joue en faisant apparaître des personnages, en leur donnant un rôle dans son théâtre intime. J’ai l’impression de jouer en créant et finalement, c’est ce dont je veux m’approcher au plus près et ce qui me motive. Retrouver le trait, le geste, le plus librement possible, travailler un dessin pour qu’il soit le moins "adroit" possible, pour moi, c’est se rapprocher de l’enfance, de sa spontanéité, du surgissement créatif sans intention autre que celle du jeu. Et je sais en disant cela que du "jeu" au "je" il n’y a guère de différence. Et c’est là que je me surprends toujours, en découvrant ce que je mets de moi dans ce jeu qui m’échappe…