Sare : le village du livre au Pays basque
Au cœur du Pays basque, la commune de Sare est en passe de devenir un lieu incontournable de l’actualité du livre. Bientôt quarante ans après la création du Biltzar des écrivains, Ikusi Mikusi, le "petit Montreuil du Pays basque", s’y est déroulé pour la seconde fois en octobre 2022. Coup de projecteur sur ces deux temps forts aux enjeux multiples.
Rendre visible
"Rien n’existait pour mettre en valeur le livre jeunesse en langue basque." Amaia Hennebutte, fondatrice de Ikusi Mikusi (prononcer Ikushi Mikushi), dresse le même constat que Jean-Michel Garat, lui, créateur du Biltzar (prononcer Biltchar).
Pourtant, dans les années 1980 déjà, Jean-Michel Garat savait l’écriture présente sur son territoire. Le médecin de campagne contacte donc tous les auteurs et autrices écrivant en langue basque, celles et ceux écrivant dans d’autres langues sur le Pays basque, ainsi que les personnes résidant sur le territoire et se consacrant à l’écriture. En partant du réseau de trois écrivains connus de l’époque – Jean Haritxelhar, Eugène Goyheneche et le chanoine Pierre Lafitte – c’est finalement plus de soixante-dix personnes qui se réunissent, à Pâques 1984. Le premier Biltzar – "réunion", en basque – était né.
Pour Ikusi Mikusi, à l’automne, seuls les ouvrages en langue basque à destination du jeune public sont présents sur les tables : "On veut que les personnes aient la possibilité de rentrer dans les imaginaires avec cette langue", affirme Amaia Hennebutte.
Un enjeu de cohésion
"Un des objectifs de notre festival est de créer une rencontre entre deux pans de la société qui ont été séparés par une frontière", raconte l’organisatrice d’Ikusi Mikusi. Maia Etchandy, chargée de médiation pour l’Institut culturel basque, abonde : "Le soutien à la littérature en langue basque est une question centrale pour lier tous les enfants qui apprennent cette langue." L’une des difficultés pour atteindre cet objectif est une différence sensible entre le Nord et le Sud dans l’accès au livre jeunesse en langue basque.
En Espagne, les écrits en langue basque ont été interdits sous la dictature franquiste. Pour autant, aujourd’hui, le basque y est une des langues officielles et les enfants ont un accès plus immédiat qu’au Nord. Côté français, la littérature jeunesse a une place de choix dans les écoles et dans les foyers, mais il y a un enjeu d’apprentissage de la langue auquel répondent de plus en plus d’ikastola – les écoles immersives en langue basque – ainsi que la plupart des écoles publiques françaises.
Pour renforcer ces liens, Amaia Hennebutte, qui a fréquenté la toute première ikastola, a accepté la présidence de l’association Galzagorri, dont la mission est de démocratiser l’accès à la littérature jeunesse dans le Pays basque sud. Galzagorri, la compagnie de spectacle vivant Kiribil basée dans le Pays basque nord et également dirigée par Amaia Hennebutte, ainsi que la maison d’édition Pamiela installée à Pampelune, portent toutes trois Ikusi Mikusi. Chaque structure, implantée sur l’un des territoires de l’Eurorégion Nouvelle-Aquitaine-Euskadi-Navarre (également soutien du projet), doit favoriser la valorisation d’une culture commune.
Pour quel public ?
Pour assurer l’accès à cette littérature régionale dès le plus jeune âge, à Ikusi Mikusi, tout le monde a son espace : "Les assistantes maternelles de la commune conçoivent l’espace bébés, il y en a un pour les 3-6 ans, un autre pour les 6-11 ans et un dernier pour le public ado", raconte l’organisatrice, elle-même autrice jeunesse. Un travail particulier est mené auprès des adolescents qui, souvent, arrêtent de lire en basque. Au-delà de leur mettre sous les yeux la possibilité de lire Harry Potter1 directement dans cette langue, les classes de lycéens et lycéennes sont impliquées, par exemple, pour interviewer les auteurs et les autrices.
Inspiré par le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, Ikusi Mikusi ne lésine pas sur les actions de médiation au-delà des deux jours de festival. Le vendredi, c’est la journée des écoles : "On travaille en amont avec elles. Les élèves savent quels auteurs viennent, toutes les classes doivent produire un travail et le présenter au salon – cette année, non moins de mille deux cents élèves ont participé. Ils ne viennent donc pas seulement consommer", explique Amaia Hennebutte. Le samedi, c’est la journée des familles. Ateliers, spectacles, rencontres, dédicaces, l’offre est multiple. "Le point négatif, c’est qu’il faudrait ces médiations toute l’année !", regrette la fondatrice.
Le Biltzar se déroule également sur deux jours : la première journée est ouverte au public, la seconde est destinée aux professionnels. Cette dernière est coorganisée par la médiathèque de Bayonne et l’Institut culturel basque. Un chapiteau pour les rencontres et des présentations d’ouvrages devant les caméras de la chaîne locale Kanaldude et une grande salle consacrée au festival ouvrent leurs portes à plus de mille personnes chaque année. "Je vois passer toutes les catégories sociales, des agriculteurs aux instituteurs", se réjouit Jean-Michel Garat, s’appuyant sur un large panel d’ouvrages : "On trouve aussi bien des beaux livres de photos, de cuisine, que des romans noirs régionaux ou des romans historiques inspirés de la mythologie basque."
Soutenir la création
Au-delà de l’existence-même de ces deux événements, qui assurent un revenu non négligeable aux maisons d’édition qui y participent, plusieurs dispositifs doivent encourager l’émergence d’une production variée.
Premier outil : la rencontre. Un temps de présentation de leurs travaux par les auteurs et autrices aux éditeurs est ainsi réservé à l’issue de la journée des écoles, à Ikusi Mikusi. De son côté, le Biltzar met en valeur le travail d’un écrivain tous les deux ans, avec le Prix du Biltzar.
Seconde action : financer. Pour ce faire, chaque élève présent à Ikusi Mikusi reçoit un bon d’une valeur de 15 euros à dépenser au salon. "Pour certains enfants, c’est le premier livre en langue basque qui arrive à la maison", souligne Amaia Hennebutte. Un symbole fort. Pour l’instant, le salon prend sur une partie de ses subventions : "On travaille avec les mairies pour les encourager à financer ces bons ; c’est un travail de longue haleine", poursuit-elle.
Néanmoins, ces actions ne permettent pas encore à la plupart des auteurs et des éditeurs de langue basque de se verser un salaire – mais pas de quoi les décourager non plus.
Un secteur foisonnant
"Chaque année, le même nombre de livres paraît sur tous les thèmes. Notre réunion ne s’essouffle pas et c’est un bon signe de renouvellement", note Jean-Michel Garat. En 2022, on compte dix-neuf maisons d’édition, vingt-deux associations et non moins de cent vingt auteurs et autrices pour la 39e édition du Biltzar de Sare. "Au début, les écrivains venaient plusieurs années d’affilée avec un même livre. Maintenant, tout est beaucoup plus éphémère", ajoute le directeur de la manifestation. Au total, en 2020, deux cent quatre-vingt-une maisons d’édition ont publié des ouvrages en langue basque tous secteurs confondus, pour un total de deux mille cinq cent soixante-neuf titres publiés (73,5 % de nouveautés et 26,5 % de rééditions)2.
En littérature jeunesse aussi, la reconnaissance progresse. Les autrices et auteurs se multiplient et la notoriété s’exporte. On peut citer l’illustratrice Elena Odriozola, qui a été sélectionnée pour le prix Hans-Christian-Andersen ; Mariasun Landa est traduite en albanais, Patxi Zubizarreta en coréen… En tout, depuis 2020, ce sont cinq cent quatre-vingt-huit ouvrages qui ont été traduits du basque vers une autre langue.
Tisser encore
Les deux salons mutualisent leurs forces, un site Internet commun est même en projet. Amaia Hennebutte formule ses vœux pour la suite : "Je veux que ça devienne un rendez-vous incontournable de la littérature jeunesse en langue basque, au niveau de la société civile et des professionnels. Je voudrais nouer des liens avec tout le tissu associatif de Sare et renforcer ceux qui existent déjà avec les professionnels."
À l’heure de préparer la 40e édition du Biltzar des écrivains, qui se déroulera en avril 2023, et comptant sur l’ensemble du tissu associatif et institutionnel gravitant, au Nord comme au Sud, autour des deux festivals, nul doute que ce bourg de deux mille cinq cents habitants est en passe de devenir le village du livre au Pays basque.
1. Harry Potter eta sorgin-harria, Elkarlanean Import, 2000.
2. Tous les chiffres, cités par Maia Etchandy, viennent de jakin.eus. Jakin est un groupe culturel, une revue et une maison d’édition en langue basque fondée en 1956. Depuis 2012, ils proposent, en centralisant les données fournies par les maisons d’édition et les médiathèques, un observatoire du livre qui rassemble des données liées à l’édition en langue basque. Ces données concernent l’édition des deux côtés de la frontière, Pays basque nord et sud.