Suzy Gillett, l’histoire ressuscitée à travers le cinéma
Formée à la peinture et au cinéma en Angleterre, Suzy Gillett est engagée dans le cinéma d’auteur depuis près de trente ans. En résidence au Chalet Mauriac en ce début d’été, elle a travaillé l’écriture de son premier long-métrage de fiction, Chéramy, œuvre librement inspirée de la vie du peintre Frédéric Bazille.
Rythmé par des allers-retours par-dessus la Manche, votre parcours s’inscrit en Angleterre et en France…
Suzy Gillett : J’ai étudié le cinéma aux Beaux-Arts : on n’y apprenait pas à écrire des scénarios, mais à tourner. J’ai ensuite réalisé deux films historiques dont l’un sur Sylvia Pankhurst, peintre et l’une des premières suffragettes. J’étais déjà habitée par l’envie de faire revivre l’histoire à travers le cinéma. Puis, à 22 ans, je suis partie à Paris pour travailler avec Jean-Paul Goude pour les célébrations du bicentenaire de la Révolution française : pendant huit mois, j’ai fait un casting dans les foyers Sonacotra pour trouver des comédiens d’origine africaine. J’y ai découvert un monde secret, sur lequel j’ai voulu faire un film. Au bout de quatre ans, Arte m’a soutenue, trouvé un producteur : tout allait bien mais, après neuf mois, ils n’avaient toujours pas passé mon projet en commission. J’ai tout arrêté et je suis rentrée en Angleterre, mettant fin à six années parisiennes. L’échec de ce projet a marqué une rupture très brutale avec l’idée de faire du cinéma, je me suis dit que ce n’était pas pour moi.
En Angleterre, j’ai fait plein de boulots différents. Mais en France, j’avais l’habitude d’aller au cinéma tous les jours pour voir un, deux, trois films et à Londres, l’offre était très réduite. J’ai alors monté un cinéclub dans un pub, qui a eu un très grand succès. Le cinéma local est venu me chercher pour me proposer de le faire plutôt dans ses salles. J’ai fait de la programmation, du marketing, puis j’ai été appelée par l’Institut Français pour diriger un festival. J’y suis restée 5 ans et mon travail s’est professionnalisé. L’institut organisait aussi des ateliers avec La fémis et des écoles de cinéma à Londres : je m’y suis impliquée. L’Union européenne, dans le cadre de son programme Média, a commencé à soutenir des projets de formation. J’ai alors été embauchée à la London Film School pour imaginer et diriger des projets européens d’ateliers de développement de premiers longs métrages et de marketing.
Vous travaillez en résidence l’écriture de Chéramy, œuvre librement inspirée de la vie de Frédéric Bazille. Comment avez-vous découvert ce peintre ?
S.G. : Dans Pierre-Auguste Renoir, mon père, de Jean Renoir, une phrase m’a frappée : "Mon ami Bazille est décédé." Ce personnage m’a intrigué. Il n’y avait pas grand-chose sur lui dans l’histoire des impressionnistes. J’ai commencé des recherches, poursuivies pendant huit ans. J’ai tout d’abord voulu filmer les lieux qu’il avait peints - Fontainebleau, Montpellier, Aigues-Mortes-, j’ai monté les images et ça ne donnait rien. Il fallait raconter son histoire. En 2012, j’ai réalisé que je voulais faire un film et que je tenais mon idée.
Frédéric Bazille s’est engagé dans un régiment de zouaves pendant la guerre franco-prussienne et en est mort. Avant de partir, il partageait son atelier avec Renoir et Monet. Il aurait pu être le troisième. Qui aurait-il été s’il n’était pas parti ? Quel était son problème ? Ses tableaux -Scène d’été, Le Pêcheur et l’Épervier- montrent clairement une attirance pour les hommes : Il n’a pas le même intérêt pour les femmes qu’il peint. Pourtant, cette idée n’apparait pas dans le travail de recherche qui a été fait sur lui. Tout récemment, suis allée à une conférence sur "Les relations masculines dans la peinture du 19e" : j’ai eu l’impression d’ouvrir une porte et de découvrir un monde parallèle, un regard queer et féministe sur l’histoire de l’art. Pour tous ces chercheurs, c’est une évidence. Mon intuition était confirmée.
"Ce qui est d’ailleurs une autre difficulté du film : lorsque l’on écrit sur des gens brillants, il faut être à la hauteur."
Je me suis beaucoup appuyée sur la correspondance de Bazille avec ses parents. Ses lettres sont très simples : "tout va bien", "j’ai besoin d’argent", mais il laisse des indices. Il mentionne souvent Edmond Maître. Lorsqu’il meurt, c’est Maître, et non Renoir, qui est nommé pour récupérer ses tableaux afin de les ramener à Montpellier. Edmond Maître était un personnage clé de la vie de Bazille et de la scène artistique et intellectuelle parisienne : c’est lui qui a fait se rencontrer les mondes de la peinture et de la littérature, et il a choisi Bazille comme son meilleur ami. La transgression dans mon film, c’est que Bazille tombe amoureux de lui, ce qui ne se fait pas à l’époque. Tous deux étaient brillants, ce qui est d’ailleurs une autre difficulté du film : lorsque l’on écrit sur des gens brillants, il faut être à la hauteur.
En 2016, à l’atelier Eurodoc auquel je participais en tant que productrice, je fais la connaissance du producteur bordelais David Hurst et lui parle de mon idée de film, qui l’intéresse. À ce moment-là, j’avais le choix entre produire le film de quelqu’un d’autre ou faire mon propre film. J’ai choisi le mien, et j’ai foncé. J’ai tout arrêté. Je travaille depuis 18 mois avec mon producteur et une consultante en scénario, Nadja Dumouchel. J’ai écrit un traitement, puis un séquencier et, maintenant, après ce temps de recherche sur la structure, je m’attaque au scénario. Je veux faire une version fictionnalisée de la vie de Bazille en me concentrant sur sa dernière année, en me demandant : "Pourquoi est-il parti à la guerre ?"
Chéramy est votre premier long-métrage de fiction. Appréhendez-vous l’écriture différemment ?
S.G. : Je commence à écrire les scènes dialoguées. Je veux faire un film du point de vue de Bazille avec son regard sur le monde, sachant que sa pensée est en avance sur celle de ses contemporains, qu’il est en décalage avec les gens qui l’entourent : en conflit avec son père, en conflit avec lui-même… Le film ne sera pas une reconstitution classique, impeccable : ce sera un film d’époque, en costumes, mais avec cette idée de liberté qui me permet de créer quelque chose de très moderne, comme il l’était lui-même. Ce n’est pas un biopic, je mets beaucoup de mes préoccupations dans son personnage. Bazille a partagé son atelier avec Monet et Renoir pendant six ans. Je ne veux pas faire un film sur cette durée : il faut condenser l’énergie et le temps pour avoir un momentum. Je me suis donc concentrée sur la dernière année de sa vie. Je suis obligée d’enlever des personnages clés. L’avantage pour le film, c’est que les gens connaissent le monde des impressionnistes : je n’ai pas à montrer ce qu’on a vu ailleurs. L’œuvre de Bazille est très épurée, ses choix de sujets disent quelque chose. Je veux faire un film à son image, éviter le didactisme.
"La question de la guerre, de la violence patriarcale, est très importante pour moi."
Maintenant qu’on a notre structure, je détaille chaque scène, j’imagine l’état de mon personnage, sachant qu’on va rester dans des espaces réduits pour des questions de budget mais aussi de choix esthétique. Il a passé énormément de temps dans son atelier, dans son jardin à la campagne, et il part à la guerre. On y sera aussi dans des espaces restreints. Il n’a jamais vu de bataille sauf sa première et dernière. Il n’y aura donc pas de scènes de bataille. C’est l’attente de la guerre dont on va faire l’expérience. La question de la guerre, de la violence patriarcale, est très importante pour moi.
Bazille n’a peint qu’une cinquantaine de tableaux. Et parmi ces cinquante, je n’en prends qu’une poignée : les derniers tableaux qu’il a peints, dans le respect de la chronologie réelle de sa production, dans la dernière année de sa vie. Je veux évoquer l’esprit de la vie qui a produit ces tableaux. Il a cessé de peindre dès lors qu’il est parti à la guerre. Ce qui me donne une grande liberté sur ce qu’il a fait au cours des trois derniers mois de sa vie. Son dernier tableau, Ruth et Booz, indique une direction totalement différente, beaucoup plus proche du symbolisme que de ce qu’il avait fait auparavant. Bazille laisse beaucoup d’énigmes, c’est ce qui me plait. Je ne veux pas les résoudre, mais les laisser ouvertes. Et trouver une résonnance avec notre époque.
Le cadre du Chalet Mauriac facilite-t-il votre travail d’écriture ?
S.G. : Je suis citadine et je crois que je n’ai jamais passé autant de temps à la campagne. Le Chalet est une bulle extraordinaire pour une immersion totale dans le projet. Nous sommes dans une maison bourgeoise du 19ème et j’écris sur un personnage bourgeois du 19e. C’est donc un lieu idéal pour s’immerger dans la vie à la campagne d’un bourgeois de cette époque, qui n’a rien à faire que ce dont on il a envie : "peindre un tableau", "écrire"... Je suis cependant très studieuse : je me lève tôt, j’écris. C’est comme aller au bureau mais dans une liberté totale et avec un accueil incroyablement soutenu et léger en même temps. Ce sera très difficile de partir ! C’est un vrai luxe : ce type de soutien aux artistes n’existe pas en Angleterre.
Quelles sont les prochaines étapes du projet ?
S.G. : Je pars à Montpellier pour voir la maison familiale de Bazille, qui me rappelle le Chalet : le parc et la maison ont été donnés à la ville. On peut visiter le parc mais la maison est à l’abandon. Je vais enfin y entrer ! Je viens d’apprendre qu’elle sera rénovée, et qu’elle devrait être prête juste quand nous le serons pour le tournage. J’espère pouvoir y tourner, au moins sur la terrasse où il a peint beaucoup de ses tableaux et sur laquelle se passent de nombreuses scènes de mon film. Même si on ne peut pas rentrer dans la bâtisse, la terrasse nous satisfait !