Symbiose
L’artiste Julie Escoffier et la chimiste Héloïse Thouement sont les lauréates de la résidence croisée entre le Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien, et le Centre international d’art et du paysage (Ciap) de l’île de Vassivière. Ensemble, elles inventent un art qui transcende leurs sensibilités et leurs disciplines respectives – plus qu’une collaboration, une symbiose.
Exercices d’attention
Ce dernier automne, vous promenant dans la forêt des Landes, vous auriez pu tomber sur ce spectacle étrange : deux jeunes femmes face à face, les yeux rivés au sol, psalmodiant des noms d’espèces végétales… Vous approchant, vous auriez peut-être découvert que ces plantes étaient celles qui poussaient à leurs pieds. On imagine le tapis d’aiguilles, les fougères, les quelques champignons – on aurait tort d’oublier le lichen. Poudreux, écaillé, buissonnant, en barbe ou en trompette. Turquoise, ocre ou blanc. Sur les troncs ou les pierres. C’est parce qu’il est partout qu’on ne le voit plus.
Révéler ce qui fait la matière même d’un espace, et surtout ce que l’on n’en perçoit plus, c’est justement l’objet de ces exercices d’attention. Héloïse en a l’habitude. Elle travaille depuis deux ans dans un cabinet spécialisé dans le traitement des pollutions. Elle a appris à analyser un territoire dans toutes ses dimensions, à y repérer d’éventuels déséquilibres et à proposer des solutions durables – ainsi le recours à des bactéries pour dégrader des hydrocarbures. Quant à Julie, son travail artistique est ancré depuis toujours dans une patiente exploration de son environnement. Leur premier mouvement, en tant que duo, s’imposa donc comme une évidence. C’était aussi une très bonne façon d’apprendre à se connaître.
Pendant deux mois, Héloïse et Julie se sont donc astreintes à un passionnant mais épuisant programme d’analyse, de collecte et d’expérimentation. Les rendez-vous avec les associations, les scientifiques ou les industriels s’enchaînaient. La matière prélevée sur le terrain se diversifiait. La palette de couleurs, textures ou odeurs qu’elles en extrayaient s’élargissait à leur donner le vertige. Héloïse dormait de plus en plus mal.
Rencontre
Il y a seulement quelques mois, Héloïse terminait un doctorat sur "l’atténuation naturelle de composés chlorés dans les aquifères". Elle avait mené sa recherche à l’université de Delft, mais était revenue à Lyon pour en achever la rédaction. Elle écrivait du matin au soir, mais s’autorisait quelques promenades dans cette ville qu’elle avait quittée depuis longtemps et qu’elle redécouvrait. Dans son quartier, plusieurs galeries d’art étaient apparues, et c’est dans l’état cotonneux que procurent les longs travaux intellectuels qu’elle poussa la porte de l’une d’elles. L’artiste exposée se nommait Julie Escoffier. Héloïse avait remarqué qu’elles avaient le même âge – c’était pourtant le plus anecdotique de leurs points communs.
Dans la plupart des œuvres exposées, une solution chimique altérait des surfaces et faisait émerger des formes et des couleurs qui continuaient d’évoluer. Ces sculptures renvoyaient à des émotions ambiguës : des phénomènes tels que l’oxydation ou la putréfaction témoignent de la dégradation d’un objet premier, et donc de sa mort… mais considérés pour eux-mêmes, ils sont d’une beauté fascinante. Leurs chatoiements nacrés évoquaient tour à tour ceux d’un coquillage ou d’un étang pollué aux hydrocarbures…
Il y a des gestes qu’on fait sans y penser et qui pourtant changent nos vies. Ce jour-là, Héloïse décida de prolonger sa visite à la galerie. Elle avait entendu que Julie devait passer et espérait la rencontrer. Héloïse avait toujours eu un intérêt pour l’art : au début de ses études, elle avait hésité entre le design, l’architecture et la chimie, et même après qu’elle eut élu la dernière, elle avait continué d’arpenter les passerelles entre ces domaines – chimie du développement photographique, de la restauration des œuvres d’art, de la céramique… L’exposition la confrontait à une figure troublante : une artiste qui s’aventurait sur son domaine. Son double symétrique.
Pour Julie aussi, le moment était particulier : elle avait fait les Beaux-Arts à Lyon mais vivait depuis au Mexique. C’était, paradoxalement, la première fois qu’elle exposait dans sa ville natale, après le Canada, les États-Unis, la Belgique… Le dialogue s’était vite établi avec Héloïse : la chimiste connaissait très bien les produits qu’elle utilisait et savait même en interpréter les réactions. Au moment de se séparer, Julie avait noté l’adresse d’Héloïse sur un bout de papier… qu’elle avait ensuite oublié dans un coin de son bureau. Quelques jours après, un autre geste machinal devait avoir ses répercussions : alors qu’elle bouclait ses valises, dans l’agitation du retour au Mexique, Julie avisa le bout de papier et décida in extremis de le glisser dans sa poche. Il en ressortirait providentiellement après qu’elle eut découvert l’appel à projets Chalet Mauriac/Ciap qui proposait à un tandem artiste/scientifique une résidence sur le thème de la transformation des espaces naturels. Du sur-mesure.
Symbiose
Le hasard est l’un des moteurs de l’évolution du vivant. Le lichen, par exemple, s’il nous apparaît comme un organisme en soi, est en réalité l’alliance d’un champignon et d’une algue. Le premier draine des nutriments vers la seconde, qui partage en retour le fruit de sa photosynthèse. Le lichen est la forme tierce qui émerge de cette association. Elle n’a pourtant rien de nécessaire : les symbiotes vivent très bien l’un sans l’autre. Dans certains cas, cette rencontre miraculeuse doit même se rejouer à chaque génération.
Héloïse et Julie s’étaient d’emblée passionnées pour les propriétés du lichen. Elles avaient rencontré des lichénologues et mené une importante recherche documentaire. Le sujet était vaste et parcouru d’inconnues. Assez pour troubler le sommeil d’Héloïse. Julie paraissait plus détendue. Très vite, elles avaient commencé à comparer leurs notes et découvert à quel point elles différaient. Héloïse avait tendance à consigner les données, ce qu’on savait, quand Julie s’intéressait aux zones d’ombre, à ce qu’on ne savait pas. Malgré leurs affinités, leurs disciplines respectives reposaient sur des approches symétriquement opposées. Et il n’était pas évident qu’elles finissent par se compléter.
Si Julie en a douté, ce fut peut-être au moment où elle a vu Héloïse lever un marteau au-dessus d’un cube de colophane dont elles aimaient particulièrement l’aspect. Entourées de pins pendant les deux résidences, elles s’étaient intéressées à la distillation de leur résine qui séparait la térébenthine de la colophane. Cette dernière, si elle a quelques usages industriels, est le plus souvent considérée comme un résidu. Elle a pourtant son charme. Dure et cassante, elle pourrait évoquer un ambre caramel. Julie et Héloïse en avaient récupéré des blocs et expérimentaient avec. C’était un moment privilégié pour Julie : elle n’aimait rien tant que cette découverte intuitive et tactile d’une matière – et ces formes uniques, imprévisibles qui émergeaient sous ses yeux. Son cœur avait sans doute battu un peu plus vite au moment où, sans bien savoir pourquoi, Héloïse et elle avaient approché une source de chaleur d’un cube de colophane et que celui-ci s’était soudain fracturé intérieurement. Le cube semblait désormais figer en son cœur un désastre. La surprise dissipée, Julie avait profondément respiré : un nouveau cadeau offert par le hasard. Elle l’accueillait volontiers.
Héloïse ne pouvait s’arrêter là. Elle avait, en étudiant la structure de la colophane, prévu ce phénomène. Elle voulait aussi déterminer les paramètres qui permettaient une fracturation si particulière. Quelle pression ? Quelle température ? Si elle parvenait à établir un protocole rigoureux, l’expérience serait reproductible. Elle décida de se pencher plus avant sur le cube déjà obtenu et le soumit à une batterie d’expériences, la dernière éprouvant sa résistance à la pression. En l’occurrence, un coup de marteau qui allait le réduire, irrémédiablement, en poudre.
Propriétés émergentes
Jusqu’à ce jour, Julie et Héloïse n’ont jamais pu reproduire un tel cube. Il faut croire que la façon dont il s’est fracturé était le fruit d’un hasard – une bulle, une faille invisible ?… – mais c’est peut-être en partie sur cette mésaventure que le duo s’est fondé. Une visite de leur atelier-laboratoire suffit pour en témoigner : un chaos d’éprouvettes, de décoctions, de carnets enchevêtrés. Impossible de dire ce qui appartient à qui. On découvre que telle aquarelle est l’œuvre d’Héloïse, telle réaction chimique en cours celle de Julie. Peu importe : quelque chose émerge, qui n’est ni de l’une, ni de l’autre. Et il n’est peut-être pas un hasard que l’une des pièces les plus touchantes de ce laboratoire soit un cube de colophane, au cœur duquel se déploie, figé comme dans un bloc d’ambre… un lichen.
Suite et fin de ce portrait à lire sur Prologue à l'automne prochain, lors de la restitution de leur travail de résidence au Chalet Mauriac.