Timofei Pethukov : traduire les mots et l'esprit
Le jeune traducteur Timofei Pethukov, auteur de plus de vingt traductions du français vers le russe, a posé ses valises et sa guitare au Chalet Mauriac pour une résidence printanière du 6 mars au 14 avril 2023, avec le projet de terminer sa traduction du superbe et audacieux roman de Flore Vesco D’or et d’oreillers (École des loisirs).
À quelques jours de la fin de résidence de Timofei Pethukov, le soleil d’avril se permet déjà de faire penser à l’été et rebondit sur les murs blonds du Chalet Mauriac. Dans l’ombre du petit salon, j’attends à peine quelques secondes avant de voir littéralement bondir à mes côtés un grand jeune homme fin au large sourire. Rencontre avec un traducteur plein d’allant et d’enthousiasme.
Comment se passe cette résidence, Timofei ? Votre séjour est-il tel que vous l’aviez imaginé ?
Timofei Pethukov : Je ne peux pas dire que je m’étais beaucoup projeté dans ce que j’allais vivre ici en dehors de mon projet de traduction, mais force est de constater que tout se passe à merveille et que ce temps hors de la vie quotidienne est plus que précieux. À Tallinn, où je réside avec ma femme depuis 2014, je m’occupe de notre fille, étant celui de nous deux qui reste le plus à la maison puisque je suis traducteur à plein temps. Ici, à Saint-Symphorien, toute ma journée est tournée vers le travail et j’en profite aussi pour me lever plus tard. J’organise mon temps comme je le veux et je suis d’autant plus détendu que mon projet est presque terminé, même s’il reste encore quelques petits ajustements avant tout le travail de relecture par un rédacteur, et bien sûr le travail de correction à proprement parler.
J’ai même pu découvrir les environs en vélo et un petit peu la région, le bassin d’Arcachon notamment. C’est une résidence très calme, à l’ambiance chaleureuse mais aussi assez studieuse, avec des échanges très intéressants avec les deux autres artistes en résidence Petro Tarashchuk et Yannan Wu. Et j’avoue travailler bien moins que Petro !
J’ai presque l’impression que vous trouvez votre séjour un peu trop calme …
T.P : Je n’irais pas jusque-là mais c’est vrai que lors de ma précédente résidence à Arles (13), nous étions dix traducteurs. Forcément, il y avait plus de tentations de sortir et de se retrouver, d’autant plus que nous étions en ville. Mais j’apprécie vraiment l’ambiance du Chalet et du parc qui l’entoure, d’autant que chez moi, en Estonie, c’est encore le cœur de l’hiver.
Comment le français est-il entré dans votre vie ?
T.P : Je dirais par hasard et par chance. En regardant derrière moi, je crois que je peux m’estimer assez chanceux… Quand j’étais au lycée à Kirov, je me destinais plutôt à des études scientifiques mais un jour, une enseignante a proposé à ceux que cela intéressait de faire des petits ateliers de traductions de l’anglais vers le russe. J’ai trouvé ça passionnant ! Encore aujourd’hui, j’ai du mal à expliquer pourquoi mais cette "gymnastique", ce défi assez ludique, m’a plu au point d'avoir tenté ma chance auprès du très prestigieux institut Maxime-Gorki, pour y faire des études de traduction littéraire. Et c’est là encore que la chance intervient, car je n’avais en principe aucune des qualités requises pour y être accepté ! Ma plus grande chance a été d’y recevoir l’enseignement de deux grands maîtres, Alexandre Revitch et Natalia Mavlevitch. Et chance inouïe, j’ai traduit pendant mes études L’herbe des nuits de Modiano, à titre d’entraînement, pour mon plaisir, sans imaginer que Modiano allait recevoir le Prix Nobel et que Natalia Malevitch allait non seulement apprécier ce travail, mais aussi le proposer à un éditeur. Voilà comment j’ai commencé ce métier qui occupe tout mon temps aujourd’hui, après avoir appris le français après mes 18 ans. Pour revenir aux avantages de la résidence, c’est aussi très agréable d’être immergé dans la langue à partir de laquelle on traduit, même si la langue de Flore Vesco a peu à voir avec un français contemporain du quotidien…
Quelles difficultés avez-vous rencontrées en traduisant D’or et d’oreillers ?
T.P : On pourrait croire que les palindromes, les assonances et les allitérations sont le cauchemar du traducteur mais bien au contraire, ce sont des défis qui relèvent plutôt du jeu ! Il faut rivaliser d’astuce avec un texte qui n’en manque pas ! Mais la difficulté réside plutôt dans les niveaux de langue et ici précisément dans tout ce que l’autrice suggère, notamment dans les scènes plus sensuelles voire érotiques du roman. Selon l’âge et la maturité du lecteur ou de la lectrice, le texte propose des images et une lecture de l’action bien différentes. Il y a là un exercice d’équilibriste des plus complexes et des plus délicats. Jamais Flore Vesco ne viendra heurter la sensibilité de ses lecteurs, ne viendra révéler plus que ce qu’il ou elle ne peut comprendre. Mais derrière chaque mot, chaque phrase, se cachent, par les jeux des symboles, tant d’autres choses… C’est un véritable travail d’orfèvre ! Il faut traduire les mots, bien sûr, mais aussi l’esprit et trouver la fidélité au registre de langue qui, tout en étant "à la manière de", ne ménageant pas ses clins d’œil à la littérature du XIXe siècle, à Jane Austen notamment, mais aussi aux contes de fées, est de façon totalement assumée un roman au sous-texte très XXIe siècle dans les thématiques abordées. C’est un travail absolument réjouissant, tant le style est brillant et inventif, mais finalement, il aura été peut-être plus facile à traduire que L’Estrange Malaventure de Mirella que j’ai traduit précédemment. C’est aussi en raison du succès de Mirella en Russie que D’or et d’oreillers a été acheté par Samokat, la maison d’édition avec laquelle je travaille pour les textes de littérature jeunesse.
En quoi L’Estrange Malaventure de Mirella présentait-il des difficultés ?
T.P : Flore Vesco s’amuse dans ce roman à utiliser un lexique médiéval qui donne toute sa couleur au texte et il fallait en proposer l’équivalent, sauf que la langue russe n’a pas la même histoire que la langue française. Sans pour autant dénaturer le roman en lui donnant une couleur trop russe ! Un vrai casse-tête ! Mais un vrai défi de traducteur…
Est-ce que dans ces cas-là, lorsque vous avez affaire à des textes qui ont une musique particulière liée au registre de langue, vous vous imprègnez de lectures qui pourraient s’en approcher ou y faire penser ?
T.P : Et bien, dois-je l’avouer ? Je ne peux pas dire que je lise beaucoup ! (Rires). Je sais que je devrais lire davantage mais s’il est arrivé que l’on me conseille une lecture pour me mettre dans l’ambiance d’un texte à traduire, je n’en fais pas méthode, loin de là. J’aime travailler sur la musique des mots mais plus encore sur les images qu’ils véhiculent. Je donne un exemple : le mot fenêtre en anglais, window, évoque la protection contre le vent, c’est le vent que l’on entend en premier alors qu’en russe (окно, оконный проем), c’est la lumière qui vient en premier à l’esprit. On ne traduit pas que des mots mais aussi les images qu’ils suscitent pour le lecteur : en ce cas précis, j’associerai toujours le mot fenêtre à la lumière, un anglo-saxon l’associera au vent, un français à l’ouverture ou au passage (du vent, de la lumière ?). Derrière le texte il y a le "vouloir dire" symbolique et c’est aussi, et peut-être même surtout ce que le traducteur doit percevoir et savoir transmettre au lecteur.
Pas plus que je ne suis un grand lecteur je ne me considère comme écrivain. Peut-être écrivain à demi ! Je crois qu’Umberto Eco parlait de "l’art de perdre" à propos de la traduction et je suis assez d’accord avec ça. Il y a une part de liberté, de négociation, des arbitrages à faire. J’ai un peu l’impression d’utiliser une boîte à outils en gardant toujours à l’esprit les questions qui relèvent de l’esthétique.
Vous avez traduit Modiano, L’ordre du jour d’Eric Vuillard, Demain Berlin d’Oscar Coop-Phane, des articles de Guy Debord mais aussi Les petites reines de Clémentine Beauvais, ou encore Milly Vodovic de Nastasia Rugani. Approchez-vous ces textes différemment selon qu’ils relèvent de la littérature adulte ou jeunesse ? Avez-vous des contacts avec les auteurs que vous traduisez ?
T.P : Pas du tout, l’approche, le travail sont les mêmes, et le plaisir aussi ! Ce qui m’importe, c’est que ce soit de la littérature, que j’aie à travailler un projet esthétique, ambitieux, motivant. À cet égard, la traduction de Milly Vodovic m’a comblé. C’est un texte vraiment étonnant, tout public, ado-adultes, très dérangeant, qui m’a rappelé le fauvisme par certains aspects, une écriture pleine d’aspérités. Et avec Flore Vesco, c’est toujours nouveau, donc toujours motivant. Sauf s’il y a un point à préciser, je n’ai généralement pas de contact avec les auteurs.
Vous avez pour futur projet de traduire Alma de Timothée de Fombelle, toujours aux éditions Samokat, éditeur moscovite, décidément un éditeur engagé…
T.P : Engagé ? Je ne dirais pas ça… Pour moi, être engagé c’est autre chose, je n’y mets pas tout à fait ce sens-là. Je dirais plutôt que Samokat, par les choix de son éditrice Irina Balakhonova, met en lumière des sujets forts pour les rendre visibles par les jeunes russes. Dans D’or et d’oreillers, les questions du corps, du désir, de l’émancipation, de l’altérité, des rôles assignés par la société sont très importants. Et écrire sur la sensualité, l’éveil des corps, des émotions, de cette façon-là, est tellement universel !