Toucher surnaturel. Baiser cosmique.
Lauréats de la résidence Écritures numériques d'ALCA, les artistes Magali Daniaux et Cédric Pigot étaient au Chalet Mauriac pendant tout le mois d’avril pour développer TUSCI (Terrestrial Unhuman Speculative Core Intelligence), un projet alliant intelligence artificielle, vidéo et poésie. Guillaume Dumas, chercheur en neurosciences, et Nicolas Montgermont, artiste et développeur, les ont rejoints en milieu de séjour pour une semaine de forte intensité.
"Quelque longue et confuse histoire ayant transformé les jungles en jardinets*"
Cette filiation arborescente est importante. Elle prend racine dans une volonté de faire œuvre commune qui apparaît dès la rencontre du couple en 2001. Cédric, après quelques années de direction artistique dans l’édition et la presse, s’est investi dans la musique "élecroacoustique, techno, ambiant expérimental" et accompagne des plasticiens dans leur création. Après des études de linguistique, Magali est chargée de communication dans un centre d’art. Bien plus que de mettre leur savoir-faire en commun, ils vont définir trois univers imaginaires qui formeront le terreau de leur(s) œuvre(s) en devenir, le socle de leurs expérimentations. M.D. : "Le premier de ces mondes composites est Drohobycz, lieu de la contestation, du contrôle et de la coercition ; vient ensuite Lac, l’origine, le féérique, la nature ; puis Tanz, domaine du fantasme, de la science-fiction et de l’utopie."
"Une idée persistante de ce qui pourrait t’exciter*"
Six mois plus tard, en avril 2018, l’équipe est réunie pour une semaine au Chalet Mauriac. Magali et Cédric ont préparé le terrain pendant la quinzaine qui a précédée ; ils sont à pied d’œuvre pour une session de courtes nuits pendant laquelle la grande salle de réunion va être transformée en centre de recherche informatique. M.D. : "Tous les matins, nous faisions un point et puis chacun se concentrait sur sa tâche." À charge pour Guillaume de développer l’architecture d’une intelligence artificielle constituée de multipleS "réseaux de neurones récursifs" et capable de générer un court poème à chaque fois qu’une vidéo sera émise depuis Ny Ålesund. À Nicolas le soin de développer les processus d’analyse vidéo ainsi que les communications entre l’intelligence artificielle et Internet. Seule la façon dont ces petits textes seraient délivrés restait encore en suspens. M.D. : "On ne voulait pas d’interface graphique, pas d’application, pas de web." La solution surgit un soir, à l’apéro, "moment clé de ces journées marathon" : le poème sera envoyé directement sous forme de SMS à une liste d’abonnés.
"Indétectables, comme des missiles organiques*"
À l’arrivée des deux autres membres de l’équipe, il y a donc suffisamment de matière pour lancer les premiers essais. Et résoudre les premiers problèmes. M.D. : "Les textes produits par l’intelligence artificielle semblaient figés dans le passé. Or il était très important pour nous qu’ils s’inscrivent dans le monde contemporain, qu’ils reflètent les problématiques qui nous semblent cruciales et qu’il utilise des noms propres d’aujourd’hui." Pour y remédier, l’équipe décide de créer un nouveau corpus d’apprentissage constitué d’articles de presse. Un défi pour Guillaume Dumas qui a dû créer des mini programmes permettant d’aspirer les textes au format .epub (utilisés par les liseuses de type Kindle) ou .pdf pour les restituer dans une forme compatible avec l’Intelligence artificielle. C.P : "Il fallait par exemple pouvoir nettoyer les textes de leurs scories (titres, notes, sommaire…), éviter qu’un nom composé comme Jean-Luc Godard devienne trois mots séparés, ou encore qu’une majuscule de début de phrase soit considérée comme la marque d’un nom propre."
"Tu sauras quoi faire lorsque ça t’arrivera, non ?*"
À la grande densité des trois premières semaines de résidence succèdent des journées plus détendues : le projet TUSCI est en bonne voie. L’intelligence artificielle a composé ses premiers textes et ils reçoivent tous les quatre les premiers messages par SMS. C.P : "Nous sommes encore loin de ce que nous avons en tête mais les premiers résultats sont tout à fait enthousiasmants." M.D : "On était très fascinés Cédric et moi par les enjeux et les possibilités de l’intelligence artificielle mais on ne savait pas trop à quoi s’attendre et là nous avons l’impression que c’est le début d’une recherche qui va nous tenir en haleine pendant un moment." Reste à terminer l’écriture des poèmes et l’apprentissage de l’intelligence artificielle. Un travail qui devrait prendre encore quelques mois et qui nécessitera l’acquisition d’un calculateur dédié. La fenêtre sur le grand Nord est refermée. Il faut quitter Saint-Symphorien. Et guetter sur son téléphone une prophétie du grand Nord.
*Le titre et les intertitres sont extraits des textes écrits en anglais par Magali Daniaux et Cédric Pigot pour "nourrir " l’apprentissage de l’intelligence artificielle. Ils sont traduits par l’auteur de l’article.
Leurs ouvrages UV (2015) et The Diluted Hours (2016) sont parus aux Éditions Supernova.
(Photo : Hélène David)