"Tout film est un nouveau bouleversement"
Après Behind the Yellow Door, en 2015, puis Ahlan wa Sahlan, en 2020, Lucas Vernier travaille actuellement sur son troisième film, Sept et une font huit1, pour lequel il part sur les traces de sa famille maternelle, dans l’Oise, à la rencontre des frères et sœurs de sa mère qu’il ne connaît pas. Accueilli au Chalet Mauriac cet automne pour ce projet de long métrage documentaire, il évoque, à travers ce projet, un bouleversement intime d’une grande richesse.
Les passerelles dans la filmographie d’un réalisateur apparaissent de plus en plus clairement au fil de ses créations. Lucas Vernier a déjà réalisé trois documentaires entre lesquels on décèle des parallèles évidents, en particulier entre son précédent film sur la Syrie, Ahlan wa Sahlan, et le projet en cours. Le premier lien, incontestable, est une date : 2009…
2009, c’est l’année où tu pars à la fois sur les traces de ton grand-père paternel, méhariste dans l’armée française en Syrie entre 1928 et 1931, et sur celles de ta famille maternelle, à Liancourt. Que s’est-il passé cette année-là ? Qu’est-ce qui t’a poussé à entreprendre ces deux quêtes simultanément ?
Lucas Vernier : Dans son interview à Knokke en Belgique, Brel dit à peu près ceci : on ne fait qu’accomplir dans la vie des étonnements qu’on a eus à 20 ans. J’ai l’impression que mes deux précédents films et celui sur lequel je travaille actuellement sont issus d’étonnements anciens et d’occasions manquées. En 2009, je termine mes études, le champ des possibles s’ouvre. J’étais alors dans l’élan de partir en Syrie, avec le livre de mon grand-père2 et des photographies, pour retrouver les personnes dont il parle dans son ouvrage. Je souhaitais réaliser un documentaire mêlant rencontres et interrogations sur l’histoire de ce pays. Juste avant ce départ, je suis allé en Picardie rencontrer la mère de ma mère avec une petite caméra. J’avais 24 ans et je n’avais jamais eu aucun contact avec elle. J’ai donc filmé cette femme. Ce moment était unique, mais pas très émouvant pour moi, car cette vieille dame était une étrangère à mes yeux. Aujourd’hui, ces images de ma grand-mère m’émeuvent énormément ; j’ai pris conscience de la puissance de cet instant et de ce qu’il s’y jouait.
Ensuite, je suis parti deux mois et demi en Syrie. Quand je suis revenu, j’avais l’intention de prolonger mes échanges avec celle que je n’appelais pas encore ma grand-mère. Elle est morte sans que j’aie eu l’occasion de la revoir.
À cette époque-là, lorsque tu as rencontré ta grand-mère pour la première fois, avais-tu déjà l’idée d’en faire un film ?
L.V. : Aujourd’hui, je sais que c’était un premier pas vers un projet de film, mais sur le moment, j’avais juste un pressentiment. Cela me paraissait très étonnant, à l’âge que j’avais, de ne pas connaître la famille de ma mère. J’y suis allé parce que je voulais voir et savoir, mettre un visage sur cette grand-mère. J’avais la volonté de garder trace, de documenter une étape de cette expérience que j’étais en train de vivre ; peut-être pour montrer un jour ces images à ma mère, ou comme une première pièce d’un film à venir. Le film en Syrie était au départ plus clair dans ma tête. Je connaissais beaucoup de choses sur mon grand-père paternel, pourtant mort avant ma naissance, alors que j’ignorais tout de ma grand-mère maternelle qui était encore en vie. Cela dit, je savais davantage ce que je cherchais en Syrie, mais pas ce que j’allais y trouver. C’est une fois là-bas, grâce à de belles rencontres, que tout a commencé. C’est également ce qui arrive avec mon projet en cours.
Ce qui est remarquable, c’est que ces deux projets tournent autour d’une recherche familiale, d’une quête de tes origines…
L.V. : J’ai une formation initiale d’historien, le rapport à l’Histoire m’intéresse. Je me suis nourri de documentaires comme Veillée d’armes, de Marcel Ophuls, Le Journal de Bolivie, de Richard Dindo, les films de Chris Marker… Ces films travaillent l’Histoire, passée ou en train de se faire, avec de vrais gestes de création. Mes films, qui prennent comme point de départ des interrogations sur mon passé familial, viennent certainement de cette appétence-là, avec notamment le désir d’évoquer des périodes ou des populations qui n’ont pas fait la "Grande Histoire". Ahlan wa Sahlan donne la parole à des hommes et des femmes habitant Palmyre ou le désert alentour, connaissances de mon grand-père, tout en rappelant cette occupation coloniale méconnue qu’est le Mandat français en Syrie. Avec ce nouveau projet, j’embrasse à présent l’histoire d’une famille prolétaire picarde à travers le xxe siècle. Je cherche à renouer des liens, à reconstruire des récits manquants. Rétrospectivement, je me rends compte que cet élan vers le passé qui traverse mon travail a sans doute quelque chose à voir avec l’absence de transmission du côté ma mère.
"J’aime beaucoup l’image fixe au cinéma, la photographie qui apparaît soudain plein cadre sur grand écran. Cela crée une rupture de mouvement, un trouble sensoriel."
Quel est le rôle des archives dans ton travail ?
L.V. : J’utilise surtout des photographies. J’aime beaucoup l’image fixe au cinéma, la photographie qui apparaît soudain plein cadre sur grand écran. Cela crée une rupture de mouvement, un trouble sensoriel. Une photographie peut vraiment faire surgir un passé et donner une perspective différente sur le film. Dans mes documentaires, il y a un fonds d’archives de photographies amateurs – ou professionnelles, dans le cas de Behind the Yellow Door – que je vais exhumer. Je plonge dans un univers d’images qui nourrit mes pensées et me permet de faire des analogies. Certaines deviennent un peu iconiques ; j’ai alors envie de les utiliser comme matière, en réfléchissant à quelle fonction narrative, quelle place elles peuvent avoir dans le film. Cet aspect de mon travail est très maîtrisé et réfléchi. Tandis que pendant les moments de tournage, je suis assez spontané, car j’aime que le tournage épouse une relation, une rencontre qui a lieu à un instant T. J’ai une façon assez subjective de filmer.
Pour Ahlan wa Sahlan et Sept et une font huit, des événements imprévus – la Révolution puis la guerre en Syrie d’une part, la mort de ma grand-mère d’autre part – ont fait que mes premiers rushes sont aussi devenus, avec le temps, des archives.
Tes films racontent des histoires de rencontres, des liens qui se nouent entre toi et les personnes que tu filmes. Cela induit une question importante qui est celle de ta propre place dans tes films. Dans Ahlan wa Sahlan comme dans celui en cours, tu es la voix off derrière la caméra, tu es à la fois présent et en retrait. Peux-tu me parler de cette place que tu vas occuper dans Sept et une font huit ?
L.V. : Je filme seul, à l’image et au son, donc cela induit forcément un rapport direct avec les personnes. Pour le projet à venir, au-delà de la place du filmeur, je rencontre avant tout mes oncles et mes tantes que je ne connaissais pas il y a encore un an. Je crée des liens, une affection naît, on apprend à se découvrir et à se connaître. Je gagne une famille dans cette histoire et cela est très précieux.
Quant à ma mère, c’est le personnage le plus difficile que j’ai eu à filmer de ma vie et en même temps, le plus important pour moi. J’ai envie de faire ce film pour elle, pour notre relation.
Ma place est celle d’un enquêteur, d’un membre d’une famille que je découvre et d’un passeur. Je prends un peu le rôle du généalogiste. Je n’ai pas connu directement mes grands-parents ni grandi avec mes nombreux cousins picards, mais je vais loin dans la recherche. J’ai par exemple retrouvé des photos de l’usine où mon grand-père était employé et j’ai rencontré des personnes qui travaillaient avec lui. Je me retrouve à avoir une connaissance poussée de certains aspects de la vie de ces personnes, je deviens le détenteur d’une histoire familiale et je suis celui qui va en faire le récit. J’ai la casquette du fils, du neveu, du filmeur et du réalisateur.
Comment envisages-tu la place de la voix off dans ce film ?
L.V. : Je suis très exigeant sur cette question. C’est un exercice difficile, dans l’écriture comme dans l’interprétation ; il ne faut vraiment pas que la voix off empiète sur l’image. Pour le moment, je prends beaucoup de notes mais je pense que peu d’entre elles seront mises en voix. Je pars toujours de l’idée d’essayer de faire un film sans voix ; elle ne sera in fine là que pour énoncer ce qui ne pourra l’être par les images elles-mêmes et que je regretterais qui ne soit pas dit dans le film. Ma voix saura rester à sa place.
Travailles-tu déjà avec un monteur sur ce projet ? Et quelle est l’importance de ce travail entre le réalisateur et le monteur pour un film comme celui-ci, dans lequel tu es personnellement impliqué ?
L.V. : J’ai d’abord redécouvert mes images de 2009 avec Marie-Pomme Carteret, la monteuse d’Ahlan wa Sahlan. À présent, je commence à regarder mes nouveaux rushes – une trentaine d’heures environ – avec la monteuse Léa Chatauret. En discuter avec elle m’aide à prendre de la distance. Ce dérushage progressif fait partie d’une méthode de travail qui me semble nécessaire au genre documentaire, surtout lorsque le cinéma avance avec la vie. Avec cette expérience que je me donne à vivre, mes repères intimes sont bouleversés. Des petits décalages de point de vue ou de comportement se ressentent dans ma façon de filmer. Travailler mes images avec une monteuse m’aide à les détecter.
Je sens confusément, mais très précisément, que cette expérience m’a déjà transformé, mais je ne sais pas encore de quelle manière le film va représenter cette évolution.
1 Les deux premiers films ont été produits par l'Atelier documentaire ; Sept et une font huit est produit par Les Films du Bilboquet.
2 Bernard Vernier, Qédar : carnets d'un méhariste syrien, Plon, 1938.