À travers le miroir des autres
Le réalisateur Pierre Primetens est venu en résidence au Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien, en novembre 2021 pour poursuivre son travail sur La Photo retrouvée, un long métrage autobiographique construit avec les "images des autres".
Pierre Primetens navigue toujours entre ses deux pays, la France et le Portugal. Le premier est celui de son père, où il a vécu durant trente ans, le second est la terre maternelle qu’il a retrouvée vers l’âge de vingt ans, après une longue coupure, et où il habite désormais. La Photo retrouvée est le récit fort et sans concession de son histoire, qu’il met en images en empruntant la mémoire filmique des autres familles, ce patrimoine visuel que de plus en plus d’opérateurs culturels du territoire s’empressent de collecter, de numériser et d’archiver avant qu’il ne disparaisse. Cette apposition d’un texte intime sur des images à la fois privées et anonymes crée une connexion inattendue qui prend sens…
Quel a été votre cheminement, à la fois personnel mais aussi en tant qu’artiste, pour arriver jusqu’à l’envie de faire ce film ? Votre trilogie autobiographique1 a-t-elle été une étape nécessaire pour y parvenir ?
Pierre Primetens : Lorsque j’étais adolescent, je voulais faire des films de fiction. En tout cas, je me nourris de la fiction. Il y a eu par ailleurs un événement important et déclencheur dans ma vie : ma famille portugaise, dont mon père m’avait coupé et qui m’avait perdu de vue, me retrouve, il y a vingt-cinq ans. À partir de là, le désir naît de faire un film sur ces retrouvailles. Je crée une porte qui en ouvre d’autres et je m’engouffre en quelque sorte dans le récit autobiographique. Je réalise donc ce premier film, Un voyage au Portugal, un peu à l’aveugle, et je pense qu’il fonctionne précisément à cause de cela, parce qu’il est plutôt sur la sensation. Mes deux autres films autobiographiques, l’un sur mon père et l’autre sur mon conjoint de l’époque, ne sont pas très réussis, selon moi, car j’ai essayé de les théoriser et je n’étais sans doute pas prêt à traiter cette histoire. Maintenant, après toutes ces années de réflexion, de recul, de faits qu’on m’a racontés aussi, j’ai le désir d’y revenir et de la "re-raconter" en quelque sorte, parce qu’aujourd’hui, elle m’apparaît clairement. Je suis très apaisé, il n’y a plus du tout de souffrance et j’en comprends tous les tenants et les aboutissants. Il me semble qu’enfin, je peux la raconter et la transmettre de façon paisible.
Le fait d’en faire un film, n’est-ce pas aussi une manière de se l’approprier encore plus, de combler les manques ?
P.P. : Au départ, je n’avais pas forcément l’idée d’un film. J’ai fait une première résidence à la Villa La Brugère, en Normandie, où j’ai passé mon temps simplement à écrire mes souvenirs, ce que l’on m’avait raconté, ce qui s’était passé, etc. Je me suis rendu compte que je n’étais pas écrivain ; je suis un cinéaste. Puis une camarade, Laetitia Mikles, est entrée dans le projet et m’a conforté dans l’idée d’en faire un film. Elle le coproduit d’ailleurs, avec son association Night Light, ce qui nous a permis d’avoir des aides en Nouvelle-Aquitaine et a occasionné également ma présence ici, au Chalet Mauriac. Le lien entre ce film et cette région est le fruit d’une amitié, en réalité. J’ai aussi sollicité Gaëlle Jones, de Perspective Films, qui produit également le film. Nous formons une belle équipe.
"Je choisis des images qui montrent des événements communs, du quotidien, mais qui sont malgré tout étonnantes et souvent drôles."
La question des souvenirs comme traces, et celle de l’absence de ces traces dans votre histoire personnelle, parce qu’elles ont été effacées, sont, semble-t-il, au cœur de ce récit…
P.P. : C’est effectivement l’histoire d’une famille qui ne produit pas d’images, qui ne les garde pas ou qui les détruit. Le film est rempli de ce dont le personnage – que j’incarne – a manqué, c’est-à-dire des images des autres familles, des gens communs mais qui, eux, ont fait mémoire. Ils ont filmé, photographié, ils ont souhaité garder la trace de quelque chose… Je travaille donc avec cette matière et cela fonctionne bien. Ces images d’anniversaires, de mariages, de naissances, de vacances, de camping… sont iconiques et permettent de s’identifier rapidement. L’histoire est assez singulière, tout le monde n’a pas eu cette enfance ni cette adolescence, même s’il peut y avoir des points de connexion ; mais en revanche, dans ces films d’archives, il y a des accroches universelles qui donnent accès au récit.
Je choisis des images qui montrent des événements communs, du quotidien, mais qui sont malgré tout étonnantes et souvent drôles. Et plus on va vers une sorte d’humour, de décalage entre des images accessibles et universelles et le texte qui, lui, est intime, plus la rencontre des deux fonctionne. De ce fait, je n’édulcore pas du tout le texte, bien au contraire.
De quelle manière l’histoire intime et la grande Histoire s’articulent-elles ?
P.P. : Au début, je pensais aller chercher dans des fonds sur l’histoire de l’immigration portugaise, où l’on voit des images de bidonvilles des Portugais en France, etc. Mais c’est beaucoup plus intéressant d’utiliser n’importe quelle image. Les personnages peuvent être incarnés par tout et n’importe quoi ; on utilise beaucoup les animaux, par exemple. C’est plus ce qui se dégage d’une séquence qui est important. Ce sont des associations libres d’idées ou de sensations. Ce qui fait qu’il n’y a pas de limites à ma recherche. Je regarde quasiment tous les fonds.
Comment procédez-vous, justement, pour ces recherches ? Car le fonds est immense…
P.P. : Pourtant, je ne m’y perds pas, c’est curieux. J’ai d’abord travaillé avec le fonds de la région Centre, lors d’une résidence créée par la Pôle Patrimoine de l’agence Ciclic. Ils ont 1700 heures numérisées. Je les ai toutes regardées en accéléré, cela m’a pris un mois. Quand il y avait un détail qui me frappait dans un film, ou un élément lié à une idée précise, ou encore une intuition, je le sélectionnais. J’ai choisi environ 1 000 fichiers.
Ensuite, j’ai profité de cette résidence au Chalet Mauriac pour chercher dans les archives de Mémoire filmique de Nouvelle-Aquitaine. Je pense également explorer les fonds de Bretagne et de Normandie en choisissant des images plus farfelues et fantaisistes pour accentuer le décalage que j’évoquais.
"Nous avons mis en place une méthode avec le monteur, Nicolas Bancilhon : je reprends la chronologie du texte, je le réécris pour atténuer la forme littéraire, puisque chaque phrase doit être dite."
Comment se déroulent le montage et la création de la bande-son ?
P.P. : Nous avons mis en place une méthode avec le monteur, Nicolas Bancilhon : je reprends la chronologie du texte, je le réécris pour atténuer la forme littéraire, puisque chaque phrase doit être dite. Ensuite, je m’enregistre, puis c’est Nicolas qui pose le texte sur les images, à sa façon. Souvent, on se rend compte que la voix est encore trop présente. Donc je réduis encore le texte. On enregistre de nouveau ma voix, Nicolas fait une nouvelle proposition et on avance comme ça. Jusqu’au moment où l’on pense que cela fonctionne bien. Donc ce sont vraiment nos deux cerveaux qui travaillent en même temps, c’est une cocréation. Nicolas avance aussi à l’intuition ; il choisit des images qui ont quelque chose à voir avec sa propre histoire. C’est intéressant, car cela ouvre le film.
Pour ce qui concerne les sons, on utilise ceux des films, lorsqu’il y en a, notamment les voix qui ont un grand pouvoir d’incarnation. Pour la musique, ce sera la même chose : on prendra celle présente dans les rushs.
Quelle est la structure du film ?
P.P. : Il commence dans l’enfance et se déroulera en trois parties, a priori. La première sera sur la sensation, c’est-à-dire un enfant, au début de l’adolescence, qui vit des événements un peu curieux et sans bien en comprendre le sens. La deuxième partie concernera les retrouvailles avec la famille. À ce moment-là, le personnage reçoit des informations, des éléments pour décrypter ce qu’il s’est passé précédemment. On va même remonter jusqu’à l’histoire des parents. Cette section reprendra donc les événements évoqués au début du film, mais avec une lecture qui leur donnera du sens. Enfin, la troisième partie sera probablement un épilogue court, 4-5 minutes. Le personnage va lui-même faire ses images et ne plus utiliser celles des autres. Je ne sais pas encore quelle forme cela va prendre.
Parallèlement – mais c’est un autre projet –, j’ai extrait un épisode de l’enfance et j’en ai créé un court métrage de fiction que je vais sans doute tourner l’été prochain. Peut-être que la troisième partie de La Photo retrouvée comprendra des images de ce court métrage.
Donc finalement, vous revenez à votre premier désir de faire de la fiction…
P.P. : Oui, j’y arrive… Je pense que la fin de La Photo retrouvée va raconter cette résilience. Cette histoire est enfin dans le dos du personnage ; il va pouvoir se tourner vers la fiction. Le film raconte aussi ce cheminement.
1Un voyage au Portugal, 2001, Des vacances à l’Île Maurice, 2005, et Contre toi, 2008.