"Trompe la mort", un corps à corps avec l’anorexie
Lors de sa résidence au Chalet Mauriac en 2022, Inès Loizillon s’est attelée à l’écriture de son premier long métrage de fiction, Trompe la mort, qui met en scène Édie, une jeune fille de vingt ans souffrant d’anorexie. La caméra va l’accompagner pendant une année dans une clinique psychiatrique pour adolescents et jeunes adultes jusqu’à sa sortie de l’établissement. Suivie par le docteur Colère, un nom plutôt amusant pour un thérapeute, Édie est une jeune fille repliée sur elle-même ; elle déteste son corps et refuse d’être vue en train de manger.
Vous avez réalisé plusieurs courts métrages sur les adolescents, leur fougue, leur mal-être, leurs désirs… Vous consacrez ce premier long métrage à ce même thème, mais cette fois plus particulièrement sur l’anorexie. Comment allez-vous aborder cette question ?
Inès Loizillon : De la même manière que dans mon dernier film Tifs, dans Trompe la mort, le parti pris est de réaliser une comédie que je qualifierais de chagrine, où la base mélancolique a cette fois pour appui la maladie mentale. Je poursuis cette recherche sur la comédie, mais en allant plus loin.
Il y aura deux points de vue : celui d’Édie, la patiente adolescente, et celui de la jeune psychiatre, docteur Colère, car il est question d’une fusion dans leur relation.
Le travail sur l’image aura-t-il une aussi grande place que dans vos précédents films ?
I.L. : Je suis une grande lectrice de littérature, mais les sensations, les émotions… tout me vient par l’image. Elle est au cœur de mes recherches. Mon envie de cinéma passe par le désir de filmer les corps et, d’une certaine manière, de s’en approcher. Dans Trompe la mort, je les mets au centre du récit : ils ne seront plus seulement un support esthétique, visuel, mais également un moteur narratif. J’ai envie que l’image soit très importante parce que la maladie d’Édie impose cette grammaire cinématographique. Chez elle, le corps est à la fois une obsession et une détestation. Par exemple, elle épie en permanence les êtres dans leur chair qui l’entourent, elle est dans la comparaison maladive et morbide de leurs formes.
Je conçois cette approche dès l’écriture avec ma cheffe opératrice Chloé Bouhon. Au fond, le pari de ce long métrage est de filmer un jeune corps de manière sensuelle alors qu’il souffre d’une maladie qui lui refuse toute sensualité…
Ce film est pour une grande part autobiographique, puisque vous avez vous-même vécu cette expérience dans votre jeunesse. Ce projet n’est-il pas une façon d’apprivoiser l’anorexie que vous avez combattue ?
I.L. : D’abord, je suis frappée de voir combien il y a si peu de films exigeants et excitants artistiquement consacrés à l’anorexie. Il y a un trou noir dans le paysage du cinéma sur ce sujet. Cela fait dix ans que je fais du cinéma et jusqu’à maintenant, j’étais incapable d’aborder cette question dans un film.
Avec ce projet, il y a quelque chose de l’ordre de la réconciliation. Adolescente, je préférais la littérature et le cinéma à la vraie vie, car ils mettaient en scène une intensité qui me manquait dans le réel. Voir des acteurs manger chez Chabrol ou commander une blanquette de veau dans Les Chansons d’amour de Christophe Honoré vous réconcilie avec le corps. Mais je n’y parvenais pas…
De la même manière, lorsqu’on est adolescent (et même adulte !), le cinéma est un formidable levier de mimétisme : il nous apprend à nous exprimer, nous habiller, à draguer, à aimer, etc., en imitant des personnages préférés.
Lorsque je me suis lancée dans la réalisation, pour moi cinéma et adolescence étaient liés. J’élaborais un cinéma que j’appellerais de consolation. Je voulais filmer une adolescence de manière à l’augmenter, à la fantasmer… Une adolescence que je n’avais pas vraiment vécue en somme, ou de manière anesthésiée.
Il y a sans conteste une dimension intime et autobiographique dans cette histoire, mais j’y insuffle aussi du romanesque. Le parti pris de la comédie vient de là : dès lors que le film glissait vers quelque chose de plus comique, je me suis aperçue que je me sentais plus libre et inventive à l’écriture et, paradoxalement, que je rejoignais l’intime. Je tiens à ce que mes personnages aient de l’humour en contrepoint. Je veux travailler le contraste, car l’anorexie est une maladie de contrastes.
L’addiction aux livres d’Édie est un trait particulièrement autobiographique : elle s’empiffre de livres autant qu’elle ne mange pas… La littérature est un refuge, un lieu où l’on entre en contact avec l’autre, même s’il n’est pas en chair et en os, où l’on se connecte avec la pensée d’un auteur. On n’est jamais seul avec un livre. La lecture assouvit la soif d’intensité d’Édie, met à distance le face-à-face des corps qui l’effraie tant dans la vie réelle parce qu’il lui manque ce socle minimal, nécessaire, de confiance en soi.
Ce qui m’intéresse particulièrement, ce sont les discordances entre un élan de mort [...] et un puissant désir de vie.
L’anorexie serait-elle un concentré des tourments et des troubles de l’adolescence ?
I.L. : Je n’invente rien. L’adolescence est la période de l’existence trouble par nature : mue des corps, irruption des sentiments, des angoisses et des désirs, manque de confiance en soi. Bien que chaque cas soit singulier, l’anorexie traduit un refus, une ruade ou une parade à cette métamorphose. Le passage à un corps formé – surtout chez les filles – est vécu d’une manière violente. Édie a en elle un volcan, elle ne sait pas apprivoiser ses émotions : elle anesthésie cette tempête, et du même coup sa croissance, par le refus de manger. Ce qui m’intéresse particulièrement, ce sont les discordances entre un élan de mort – je vois cette maladie comme une forme de suicide lent – et un puissant désir de vie. Comme un rapport entre le rien et le trop, le vide et le plein. Elle est une réponse maladroite du corps qui ne sait pas (encore) prendre en charge ces débordements. Entre en jeu une question de contrôle. D’une certaine manière, il y a dans l’anorexie une forme de paradoxe et de paroxysme.
Dans votre note d’intention, vous dites vous intéresser à la psychothérapie institutionnelle, qui se caractérise par une dynamique de groupe et une relation soignants-soignés. Vous a-t-elle sauvée ?
I.L. : Oui, elle m’a sauvée, entre autres choses. Lorsque j’ai eu l’idée du film, j’ai eu envie d’étoffer ma connaissance empirique de la maladie par un travail de recherche documentaire sur l’origine de cette thérapeutique : cette pratique, adoptée après la guerre et dans les années 1960, mise au point par Jean Oury1, est passionnante et très humaniste.
Aujourd’hui, l’hôpital psychiatrique n’est pratiquement plus en mesure d’appliquer les protocoles de psychothérapie institutionnelle, par manque de moyens et de temps, ce temps qui soigne. L’économie a pris le pas sur le soin…
Bien que Trompe la mort se déroule dans une clinique, ce n’est pas un film social sur l’état de l’hôpital aujourd’hui. Je tiens à aborder ce sujet, mais je ne sais pas encore précisément sous quel angle. Peut-être par les différences de générations : entre le personnage de la jeune interne encore emplie d’idéaux, naïve, et le docteur Colère ou ses collègues psychiatres déjà au fait des limites entre idéal de soin et moyens réels.
Au fond, le pari de ce long métrage est de filmer un jeune corps de manière sensuelle alors qu’il souffre d’une maladie qui lui refuse toute sensualité…
Qu’est-ce qui a été déterminant dans votre résidence au Chalet Mauriac ?
I.L. : Je suis Parisienne et Paris est une ville vampire ! Or, pour écrire, j’ai besoin de solitude, d’isolement. Le Chalet m’a idéalement apporté ce moment de retrait. Mais c’est une solitude entourée que j’ai le plus appréciée dans cette résidence, aux côtés d’autres artistes, partager des moments d’échanges et de vie, parler de ses projets, recueillir des avis bienveillants de ses pairs… Rien n’est plus précieux lorsqu’on est entièrement investi dans un projet d’écriture. J’ai particulièrement été touchée par l’accompagnement chaleureux d’Aimée Ardouin. J’ai pu bénéficier d’une consultation avec la scénariste Maud Ameline, qui a stimulé l’écriture de mon projet.
Quelle est la prochaine étape ?
I.L. : L’écriture est loin d’être finie. C’est une aventure au long cours, avec ses pics euphoriques et sa dent du doute, une course d’endurance et non de vitesse ! Après l’écriture, ce sera le temps d’un autre vrai défi : le casting. En amont du tournage, il est mon étape préférée, celle de la rencontre avec d’autres corps et de l’entrée dans l’intimité du film. La question sera : comment filmer un corps maigre ? Comment tricher ? Car il n’est pas question de procéder comme aux États-Unis, c’est-à-dire d’exiger de l’actrice qui incarnera Édie de maigrir de 20 kg ! Je me demande si ce n’est pas aussi pour ça qu’il n’existe que très peu de films sur l’anorexie.
-
Jean Oury, psychiatre et psychanalyste, a développé au début des années 1950 la démarche de la psychothérapie institutionnelle, un mouvement historique de pensée qui vise à resituer l’être humain au cœur des institutions qui fondent et règlent la société.
-
Aimée Ardouin est chargée de mission Résidences à ALCA et responsable du Chalet Mauriac.