Un projet mille-feuille
L’auteur-illustrateur Lilian Coquillaud, lauréat de la résidence BD 2020, a été accueilli au Chalet Mauriac cet automne pour travailler sur un projet de roman graphique. Rejoint pendant le confinement par la scénariste du projet Laurie Jolley, ils ont pu bénéficier de ce temps d’isolement à deux, dans un cadre tout à fait approprié à leur démarche, pour développer leur création.
C’est un projet de bande dessinée ambitieux, complexe et viscéral, aurait-on presque envie de dire, qui réunit le dessinateur Lilian Coquillaud et la scénariste Laurie Jolley. Ambitieux notamment parce qu’il repose sur une histoire de l’art impressionniste féminin, complexe car il mêle deux temporalités : celle du personnage principal, Jeanne, jeune femme trentenaire de notre époque qui vit une période de questionnement intime face à un blocage artistique, et le XIXe, siècle de Berthe Morisot et Mary Cassatt, deux femmes peintres impressionnistes dont l’existence, les revendications et le rapport à l’art font écho et dialoguent avec le combat personnel de Jeanne. Viscéral enfin, parce que ce projet touche personnellement ses auteurs : Laurie Jolley, par les questionnements intimes mais aussi politiques qu’il soulève – "quels sont les enjeux pour une femme de vouloir peindre aujourd’hui ?" – Lilian, par l’implication entière et l’audace périlleuse qu’il nécessite – "pour ce projet, il va me falloir donner encore plus de moi, montrer plus de fragilité, prendre plus de risques".
"Projet mille-feuille", c’est l’expression retenue par les deux auteurs pour qualifier cette construction en va-et-vient chronologiques dont tout l’enjeu repose sur une articulation subtile, comme l’explique Laurie Jolley : "J’ai sélectionné des scènes de la biographie de ces femmes peintres impressionnistes que j’ai fictionnées en les adaptant pour le projet. Elles font ainsi valoir les questions que j’ai envie de soulever pour mon personnage fictif. Il y a donc un jeu d’aller-retour, de miroir, car certaines problématiques que ces femmes ont vécues à leur époque ne sont pas encore complètement réglées aujourd’hui. En tout cas, je prends un parti pris féminin." Car ce qui intéresse aussi Laurie Jolley dans cette histoire, c’est la question de la sororité : "J’ai besoin aussi, personnellement, de me reconnecter à une sorte de transmission entre femmes."
Projet féminin s’il en est, ce qui n’est pas pour déplaire à Lilian Coquillaud qui a jusqu’ici montré dans son travail une attirance récurrente pour la figure féminine. Dans l’un de ses derniers livres déjà, Dès l’aurore, le récit était construit autour de portraits de femmes et questionnait la place du genre féminin dans notre société. Dans Battue, récemment publié aux éditions Six Pieds sous terre (octobre 2020), le personnage central est encore une femme (même si elle évolue dans un univers très masculin). Le dessinateur s’interroge sur cette prédilection pour les figures féminines qui ne semble pas totalement préméditée. Simplement, explique-t-il, "peut-être que de toujours travailler sur des sujets féminins s’explique par le fait que j’y trouve une certaine sensibilité. Ça me permet aussi de me poser des questions sur le monde patriarcal, l’androcentrisme. Qu’est-ce que je suis, moi, en tant qu’homme dans ce monde d’hommes, et je trouve peut-être plus de réponses entouré de femmes et en travaillant sur ce type de projets…".
Mais pour ce livre-là, en l’occurrence, au-delà d’une question de genre, les figures féminines de la peinture impressionniste du XIXe siècle sont plutôt considérées comme des références, et c’est la profondeur plastique de leurs œuvres, avant tout, qui a touché le dessinateur. Car sans en avoir eu conscience dès le départ, il trouve des similitudes entre sa propre conception de la création et celle de ces femmes artistes : "Tout mon travail repose sur une question de matière, de superposition, avec une mise en dialogue des divers éléments… Or ces femmes avaient déjà ces questionnements. Elles utilisaient des techniques personnelles que je vais tenter de m'approprier en les dissociant de leur époque et en les transposant dans une période contemporaine. Car leurs pensées trouvent un véritable écho dans ce que je fais."
"L’incarnation est le maître mot de ce projet, l’intention artistique première qui se déploie dans ce travail en binôme."
Laurie Jolley, quant à elle, est sensible aussi à ce qui caractérise le regard artistique que portaient ces femmes sur leurs semblables et leur environnement : "Pour Berthe Morisot, on se focalise sur ses choix de couleurs, sur l’importance de la lumière, et pour Mary Cassatt, ce sont les questions du plein et du vide, d’inspiration japonaise. Qu’est-ce que cela implique dans leurs visions des paysages et comment redécouvre-t-on tout cela aujourd’hui ? Ce que j’aime aussi beaucoup chez Berthe, c’est le fait qu’elle ose ne pas tout peindre, il y a beaucoup d’endroits où elle laisse la toile à nue, pratique que l’on voit apparaître plus tard dans la peinture et qu’on lui a reprochée à son époque. On a même qualifié ses œuvres de brouillons. Ce que nous laissent ces femmes en réalité, ce sont des archives. Elles nous racontent ce qu’étaient les femmes à cette époque-là, à partir de leur monde privé, en se réappropriant leurs représentations. C’est une incarnation par la peinture." L’incarnation est le maître mot de ce projet, l’intention artistique première qui se déploie dans ce travail en binôme. Laurie Jolley commente ainsi ce dialogue créatif qui existe entre eux deux : "C’est ce qui se passe, je pense, de plus intéressant pendant cette résidence. Moi, je mets des mots sur ce que j’ai envie que le personnage vive. Après, c’est Lilian qui incarne l’histoire dans la matière, par la peinture. Il va faire émerger la psychologie du paysage, du personnage dans le paysage. Il y a une poésie dans cette démarche que l’on retrouve, je pense, chez ces peintres impressionnistes." Et Lilian Coquillaud ajoute : "C’est dans ce dialogue que le projet s’incarne. Par ces questions sur la transposition texte-dessin et tous les choix que l’on fait."
Les choix, pour l’illustrateur, relèvent avant tout de la technique et des conditions de création qu’il doit mettre en place. Où et comment dessiner, avec quels outils, et quels paysages arpenter ? : "Je m’exerce à trouver une technique. L’objectif de cette résidence est de trouver la forme que je vais adopter. Pour l’instant, j’en suis encore au stade de la recherche, rien n’est encore défini. Quand je travaillais sur Battue, je voulais maîtriser l’aquarelle et les encres colorées. Et ce projet m’a permis de progresser car quand je l’ai commencé, c’était une technique que je n’utilisais pas. C’est comme ça que je travaille. Pour celui-ci, je vais utiliser la gouache et le stylo Bic par exemple, et je vais me perfectionner au fur et à mesure de l'avancement du projet. Je trouve que lorsqu’on maîtrise trop la technique, on se dévoile peu en fin de compte. Quand je reste dans ce que je sais faire, j’ai l’impression que je n’existe plus. Je préfère prendre des risques. Sinon, je pense que je m’ennuierai."
"Il faut que j’aille le plus possible travailler à l’extérieur et dessiner les éléments qui me parlent, mais sans être dans un souci de composition artistique."
Ce qui est fondamental aussi pour le dessinateur, c’est de pouvoir travailler sur le vif, parcourir le territoire des Corbières pour incarner l’histoire de Jeanne, s’imprégner physiquement des paysages en laissant de côté photos et ordinateur : "Il faut que j’aille le plus possible travailler à l’extérieur et dessiner les éléments qui me parlent, mais sans être dans un souci de composition artistique. Il s’agit en réalité de rendre la nature esthétique sans qu’elle soit trop sublimée et de parvenir à faire ressentir mes impressions. Je dois faire confiance à ce que je ressens. Il y a des moments particuliers dans cette histoire où Jeanne se retrouve seule dans la nature, en conflit avec le paysage qui l’entoure qui devient hostile et angoissant. Son regard évolue, et la plus grande question est comment transposer cela à la fois dans la narration et dans le dessin. Il faut être dans la subtilité."
Pour parvenir au résultat souhaité, Lilian Coquillaud insiste sur l’importance de la phase d’observation durant laquelle l’artiste détermine les étapes de la création, le choix des couleurs, les outils… Mentaliser le maximum d’éléments de manière à ce que l’exécution soit la plus rapide possible. Technique qui devait sans doute être aussi celle de ces peintres impressionnistes à propos desquelles Laurie Jolley parle aussi de "muscler le regard", "éprouver des sensations" pour parvenir à un résultat presque organique.
Les deux auteurs ne pouvaient sans doute trouver cadre plus propice que le Chalet Mauriac et son parc environnant pour déambuler et aiguiser ainsi leurs sens. "Cette résidence est un cadeau, confie Laurie Jolley. Le cadre de ce chalet amène une proximité avec la nature, une qualité de vie, avec des lumières particulières. C’est très différent d’un jardin. Même s’il s’agit d’un parc et que des personnes s’investissent pour le maintenir, la nature continue de s’y auto-développer en quelque sorte, de manière autonome." De son côté, Lilian retrouve dans cette sérénité landaise celle qu’il est venu chercher lorsqu’il a décidé de quitter la ville pour s’installer dans un endroit reculé des Corbières : "Cela m’a permis de souffler intérieurement. Aller simplement marcher sur son territoire est un vrai refuge, un relâchement intérieur que je retrouve ici. Quand je vais me balader, j’observe et j’entends beaucoup plus, et tout prend sens quand je dessine. Cela permet réellement de prendre du recul et de devenir observateur de ce que l’on fait, et ça, pour un dessinateur, c’est très fort."
Maintenir cette distanciation, ce recul vis-à-vis de sa propre création, tout en acceptant de ne pas tout maîtriser, telle est la position que Lilian voudrait maintenir tout au long de ce projet. Elle est aussi celle de Laurie qui trouve dans cette création à deux la possibilité d’une mise à distance salvatrice. Dialoguer tout en laissant la place aux compétences et au talent de l’autre, dans une confiance et une honnêteté mutuelle, un pari qui semble d’ores et déjà réussi.