Une charmille au cœur de la "pignada"
La lecture, selon Marcel Proust, intensifie notre perception du monde environnant au moment où nous nous plongeons dans le livre que nous avons entre les mains. Dans Sur la lecture, il évoque son enfance, quand il s’asseyait, "introuvable", dans une charmille entourée du silence de la nature. De la même façon, la traduction, exercice d’écoute par excellence, permet de saisir les moindres vibrations sonores de l’extérieur. Ainsi, le pan de vie sensorielle qui a entouré pendant six semaines mon travail de traduction de Sodome et Gomorrhe est resté lié dans mon souvenir à cette belle expérience au Chalet Mauriac.
Dans le cadre du séjour en résidence de traduction du 1er mars au 9 avril 2021 dont l'objectif était d'achever le quatrième volume d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, une des parties les plus complexes de tout ce cycle romanesque, la force d’absorption vers l’intérieur du texte que requiert une telle traduction1 n’est pas si éloignée de celle qu'engloutissait l’eau de la salle de bain de ma chambre côté sud, au troisième étage du Chalet Mauriac. Le souffle caverneux de la puissante pompe d’eau était l'un des sons qui composait l’air de cette noble demeure de Saint-Symphorien, parmi tant d’autres tout aussi quotidiens comme les clics des capricieux connecteurs automatiques de la lumière dans l’escalier central, les pas sur le parquet des autres habitants du Chalet ou le chuchotement des conversations téléphoniques dans le "palais clos", comme les définissait Proust, de langues que nous ne connaissons pas, au fond des chambres éloignées.
À l’extérieur, l’étendue du parc offrait depuis la haute fenêtre un aspect complice, tout bourdonnant de l’odeur de l’hiver qui partait déjà. On entendait les pépiements des oiseaux comme pour bien rappeler qu’il ne s’agissait pas d’un décor virtuel. Ainsi, en même temps que je peignais les phrases frisées de la prose proustienne, je pouvais entendre en sourdine toute cette atmosphère sonore, un riche silence qui a imprégné et protégé toute ma traduction comme un "merveilleux vernis" (pour continuer à profiter de la terminologie proustienne). En fait, lorsque nous traduisons, il se produit cette immersion dans les mots que nous essayons de transposer à notre langue maternelle, et face à cet effort de l’esprit qui, certes, est herméneutique, mais aussi créatif — et là Proust lui-même en aurait été d’accord puisqu’il plaçait la traduction au cœur de son art poétique — nous avons enfin la possibilité de rester enfermés dans notre cocon à travailler de façon continue, dans un "hors du temps", essentiel parce qu'extrêmement fécond. Enfermés, mais en même temps connectés par le cordon ombilical de la passion, en suivant le hasard des rencontres, aux autres résidents qui exercent ce même métier. J’ai ainsi eu la chance de partager cet espace d’habitat privilégié avec la traductrice croate Željka Somun et le traducteur barcelonais (comme moi !) Carlos Mayor. Il faut dire qu’en mars 2021, nous vivions toujours sous les restrictions de mobilité conséquences de la pandémie ; dans le village, les restaurants et bars montraient l’affiche "fermé", et le supermarché baissait son rideau très tôt dans la journée. Nous étions, donc, d'autant plus isolés, mais toujours très choyés par les responsables du Chalet, Aimée et Chantal. Et il est vrai qu’une résidence offre cette opportunité de nouer des connaissances qui parfois se transforment en forte amitié, comme cela m’est finalement arrivé avec Željka et Carlos. Traduire est un travail solitaire et lorsque nous nous retrouvons entre nous, nous pouvons dire que cela "prend" et cela fait, comme nous disons en catalan, "xup-xup" 2. Alors, ce n’est plus la chambre-cocon, mais la cuisine du Chalet qui se fait le cœur de nos chaudes conversations autour de Fernando Aramburu, d’Albert Camus ou de Philippe Lançon. De l’Alzheimer ou de la précarité du travail. De la polémique autour d’Amanda Gorman ou de l’empathie inné du traducteur...
L'année 2021 marque la première fois qu’une traductrice en catalan recevait le lauréat de traduction du Chalet Mauriac. J’ai interprété ce fait comme un symptôme d’une plus grande sensibilité en France pour les langues minorisées qui ont du mal à survivre à côté des géants que sont l’espagnol ou l’anglais. Cela m’avait surprise de lire la position de Pascale Casanova qui avait traité la réalité des langues en danger dans La République mondiale des lettres (Seuil, 2008). Elle présente la confrontation entre le français et anglais, en oubliant totalement nombre d'autres langues, qui sont beaucoup plus en danger que le français ! Avec dix millions de parlants, le catalan est une langue de plein droit qui survit tant bien que mal à côté de la toute puissante langue castillane. Le fait de traduire dans cette langue latine, le catalan, si proche du français, est un acte qui contribue à sa survie — et à celle de la Recherche, en suivant les thèses de Jacques Derrida —, mais aussi à enrichir la littérature catalane, étant donné que les traductions nourrissent l’imaginaire des auteurs actuels. Une petite pause informative pour laisser émerger mon côté journaliste : la culture catalane, constitutive d'une nation sans État, compte avec une institution officielle, l’Institut Ramon Llull (IRL), dépendante du gouvernement de la Generalitat, qui protège la création littéraire, les maisons d’édition, les travaux de recherche, sans oublier les traductions que ce soit en catalan ou en occitan. C’est ainsi que ma traduction d’À la recherche du temps perdu a reçu deux subventions de l’IRL. Il faut dire que dans un métier comme celui de la traduction littéraire, où l’aspect vocationnel supplante l’économique, les initiatives comme celles qu’offre ALCA à travers le Chalet Mauriac sont les bienvenues et permettent d'insuffler une bouffée d’oxygène à l’écosystème littéraire en général.
Sodoma i Gomorra est sortie en librairie en octobre 2021 et depuis lors j’ai commencé à gravir la pente que représente la traduction de La Prisonnière par une nouvelle visite à Saint-Symphorien en avril dernier, cette fois-ci plus courte mais déjà en plein printemps, sans masque, en partageant le moment créatif avec d’autres résidents, chacun motivé par d’autres quêtes, toujours soutenus par ce Chalet qui est devenu en dix ans de vie et d'histoire une sorte de charmille proustienne au milieu des forêts de pins des Landes, la pignada, où l’on s’assoit "introuvable" dans un temps consacré totalement à la création et à l'univers sans frontière de la pensée.
1Sûrement c’est un des volumes des plus taquins de la Recherche. J’y ai trouvé quelques "perles" telles que cette phrase : "Mais si notre ministre auprès du roi Théodose avait quelques-uns des mêmes défauts que le baron, ce n’était que en état de bien pâle reflet. C’était seulement sous une forme infiniment adoucie, sentimentale et niaise qu’il présentait ces alternances de sympathie et de haine par où le désir de charmer, et ensuite de craindre - également imaginaire - d’être, sinon méprisé, du moins découvert, faisait passer le baron." (RTP, III, 43). Quel est le sens de la dernière partie ? Les paris sont ouverts.
2C’est une onomatopée catalane qui décrit le son qui fait une savoureuse cuisson au feu. Désolée ! Je n’ai pas trouvé un équivalent en français, si ce n'est le terme "mijoter" mais qui n'a pas la force de l'image du catalan.