Une résidence pluridisciplinaire de pratique et de réflexion sur l’écologie
Une résidence expérimentale a eu lieu en mai 2022 durant une semaine au Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien (33), au cœur du massif forestier landais. Organisé conjointement par les trois agences culturelles régionales réunies au sein de la MÉCA – ALCA, FRAC et OARA –, ce temps inédit de réflexion et de création a rassemblé trois artistes issus des champs de la littérature, du cinéma, de l’art et du spectacle. Il s’agissait de croiser points de vue et savoir-faire autour de la question primordiale des enjeux écologiques.
Pour s’engager vers une transition écologique globale, le domaine culturel, au même titre que tous les autres secteurs, économiques ou sociaux, se doit de s’interroger sur ses propres pratiques, qu’il s’agisse des modes de production ou des processus à l’œuvre au sein même d’une création. Pour réfléchir à ces questions, éveiller les consciences et tenter peut-être de proposer des formes alternatives de production, la résidence expérimentale, qui s’est déroulée au Chalet Mauriac en mai dernier, a réuni trois artistes pour lesquels le sens de l’écologie et les questions environnementales parcourent depuis longtemps déjà les réflexions et les productions artistiques. La photographe et plasticienne Morvarid K, l’auteur et réalisateur Geoffrey Lachassagne et l’artiste Sarah Trouche sont ainsi arrivés à Saint-Symphorien chacun avec leurs idées et leurs perspectives. Puis la rencontre entre eux et avec le territoire et ses habitants a façonné leurs productions et nourri leurs réflexions durant cette semaine d’intense créativité…
La responsabilité et le rôle de l’artiste : entre pouvoir d’évocation et contradiction
Pour Morvarid, les thématiques telles que la préservation de la nature et l’écologie font partie intégrante de son travail artistique. Dans sa pratique quotidienne de la photographie, elle applique un principe de modération ; être "dans le peu", comme elle le dit : peu de prises de vues (elle travaille pourtant en numérique) et beaucoup de récupérations, de transformations (un cliché raté n’est jamais jeté). Elle mène actuellement un travail au long cours sur les grands feux de forêt et si, pour elle, la responsabilité sur les problématiques environnementales est avant tout humaine et globale, elle souligne néanmoins ce que peut apporter le point de vue de l’artiste sur ces questions : "Notre responsabilité en tant qu’être humain est la même pour tous, mais nous, les artistes, nous avons la capacité, par nos outils, notre sensibilité et notre vision de la réalité, de ramener l’attention sur ces sujets par la beauté et l’espoir."
Sur l’idée d’un regard artistique qui permet de mettre en lumière des thématiques que la société essaie d’occulter, Morvarid K et Sarah Trouche se rejoignent. Pour cette dernière, la responsabilité de l’artiste face à ces "anomalies sociologiques, politiques et environnementales" va encore plus loin car, selon elle, l’artiste est "la dernière figure libre" : "Je pense que les artistes sont vraiment les derniers à pouvoir dire tout haut, faire tout haut, passer à côté, transgresser, échouer, se tromper, etc., et travailler sans répondre à des contraintes imposées. Être artiste est un vrai engagement au quotidien, autant que d’être mère, femme, et femme-artiste encore plus. C’est un choix de vie qui répond à une envie de bouger les lignes, de faire en sorte que les relations soient plus fraternelles, plus humaines et dans l’échange…" La philosophie de ces propos parcourt tout le travail de Sarah qui n’hésite pas à aller jusqu’en Arctique côtoyer une communauté de scientifiques experts en réchauffement climatique pour "essayer de transcrire poétiquement" les résultats de leurs recherches…
Pour Geoffrey Lachassagne, la question se pose en des termes un peu différents. Elle repose sur une contradiction fondamentale entre les conditions de production d’un objet artistique – qui entraîne quasi automatiquement une destruction, en particulier dans le cinéma où les empreintes écologiques sont le plus souvent désastreuses –, et l’utilisation que l’on fait de ces œuvres pour amener à une prise de conscience des enjeux écologiques. Il cite plusieurs exemples pour illustrer cette idée, comme celui de Jean-Jacques Audubon, peintre naturaliste français parti aux États-Unis au XVIIIe siècle, qui a recensé et peint la faune américaine de cette époque. Considéré comme le premier ornithologue du Nouveau Monde, cet artiste est souvent présenté comme un précurseur de la conscience écologique. Or le naturaliste, pour pouvoir peindre ces oiseaux avec tant de réalisme, les abattait au fusil et infiltrait des fils de fer dans les cadavres pour leur donner des positions évocatrices… "Lui, comme d’autres peintres naturalistes de la même époque, incarne ces figures très ambiguës qui, d’un côté, célèbrent la nature et, de l’autre, la détruisent pour la représenter." Autre exemple que relève l’auteur : La Ligne rouge, de Terence Malik, souvent cité pour illustrer la confrontation d’une nature sublime face à la violence des hommes, mais réalisé avec des moyens en totale contradiction avec la portée symbolique que l’on prête à ce film. En s’appuyant ainsi sur des exemples documentés, Geoffrey a commencé à créer, durant ces quelques jours de réflexion partagée, des "sortes de petites narrations spéculatives" autour de la question : "Qu’est-ce que serait un cinéma qui prendrait à bras-le-corps la question environnementale, pas seulement dans son contenu, mais aussi dans ses modes de production ?" Il a exploré plusieurs pistes de recherches : la production de films en circuits courts, la mutualisation des moyens, les effets des manifestes (comme Dogma 95), la question du recyclage des rushs, etc. Autant de fils à tirer pour faire bouger les lignes en profondeur, mais avec un impératif : celui d’impliquer dans cette réflexion toute la chaîne institutionnelle et de production cinématographique.
Des projets en résonance
Pour souligner le thème de la fragilité de la nature, tout en travaillant dans un souci de sobriété, Morvarid K a expérimenté durant ces cinq journées un procédé photographique inventé au milieu du XIXe siècle : l’anthotype. Cette technique utilise la part photosensible que l’on trouve dans les fleurs, les aliments ou les végétaux pour créer des images. Celles-ci, ainsi fabriquées, sont sensibles aux rayons lumineux et, sans fixation, elles continuent d’évoluer jusqu’à disparaître.
"Cette notion de disparition, qui est présente dans mon travail par ailleurs, m’intéressait par rapport à cette thématique autour de l’écologie. Car la prise de conscience est forte dès lors que l’on prend le temps d’y réfléchir, mais elle peut se dissiper tout aussi rapidement quand le cours de la vie reprend. Je voulais donc mettre l’accent sur la fragilité de la thématique elle-même."
Pour l’artiste, travailler sans chimie et dans une économie de moyen entre aussi en cohérence avec l’idée de préservation. "Pour l’anthotype, j’ai utilisé du jus de betterave et du jus d’épinard après avoir cueilli dans le parc des éléments assez emblématiques de ce territoire : des plantes, des feuilles, des écorces, des lichens, etc. Je les ai ensuite exposés à la lumière pour obtenir leur empreinte. Mon idée était de découper ces éléments en petits morceaux afin de les offrir au public lors de la restitution et d’illustrer ainsi les notions de partage et de réflexion collective." Malheureusement, cela n’a pas fonctionné, le soleil n’étant sans doute pas assez fort à cette saison. Morvarid a également utilisé cette technique pour capturer, sans violence ni destruction, l’empreinte des arbres en mesurant leurs contours pour pouvoir les représenter sous forme de cercles. Ainsi, grâce à ce procédé naturel, Morvarid est parvenue à associer de manière cohérente technique de production et portée symbolique de sa création, en illustrant les notions de fragilité et de disparition.
L’image du cercle, utilisée par Morvarid pour représenter les arbres, se retrouve dans le travail que Sarah Trouche a réalisé sur ce même territoire.
"Comment tu fais pour aller sur un territoire que tu ne connais pas, avec des personnes que tu ne connais pas, et comment tu crées du lien ?" À cette question que Sarah se pose en amont de la résidence, elle répond en identifiant puis en contactant avant même son arrivée à Saint-Symphorien Jenny, la coiffeuse du village, dont le salon est un lieu de sociabilité évident. Par son intermédiaire et grâce à sa complicité, ainsi qu’à celle des deux autres coiffeuses de la commune, elle fait un appel au don de cheveux auprès de la population locale. "Le cheveu, explique l’artiste, est un élément naturel à la fois complètement unique, propre à chacun et, en même temps, en tant que marqueur de pollution, une matière vraiment utile pour l’écologie et l’environnement. Mon idée était de faire appel aux habitants sans les contraindre ni les bousculer dans leurs habitudes. Et ce rapport au corps et à l’humain, dans sa dimension performative, m’intéressait aussi particulièrement."
Quand Sarah arrive au Chalet, la plupart des habitants de la commune, s’ils ne la connaissent pas, savent néanmoins qu’elle récolte leurs cheveux. Cela crée d’emblée un élan de sympathie et une attention particulière à l’égard de sa personne et de son projet.
Aussi, l’artiste a pris soin de faire appel aux savoir-faire des Paroupians : "J’ai fabriqué, avec l’aide de la couturière locale, des sortes de capes, qui reprennent à la fois les capes que l’on met chez les coiffeuses, celles, traditionnelles, des bergers landais et celle du peintre. Nous avons fixé sur le tissu les cheveux assemblés en cercles." Sarah et une danseuse de sa compagnie se rendent ensuite au Cercle du village1 – tout se relie… – pour une performance filmée afin de "donner à voir, donner envie".
Enfin, une visite à l’écomusée de Marquèze, à Sabres, qui ponctue aussi la semaine, est l’occasion pour Sarah de rencontrer le berger du lieu qui lui fournira de la laine de mouton. L’artiste a réalisé une série de tableaux sphériques "lunaires", avec des bordures en miroir aux colorimétries inspirées du territoire, où se mêlent les objets de sa collecte – laine de mouton et cheveux – assemblés à l’aide de goudron de pin2. Elle met ainsi en forme la question de l’hybridation entre les différents vivants.
Deuxième question à laquelle l’artiste a cherché à répondre durant ces cinq jours de production intensive : comment faire corps avec la nature de ce territoire ? La réponse est passée par un autre médium, la danse, et l’expérimentation de chorégraphies associées à des plantes.
"Une restitution de cette résidence, sous une forme encore indéterminée, est envisagée pour la rentrée à la MÉCA, sans doute au moment des Journées du Patrimoine, le 18 septembre, dont la thématique cette année portera sur le patrimoine durable, ou au Chalet Mauriac, pour l’anniversaire de ses dix ans."
La pluridisciplinarité des trois artistes en présence a sans doute favorisé l’interpénétration de leurs travaux. Ainsi, Geoffrey Lachassagne a été impacté dans sa réflexion par les approches artistiques de ses deux corésidentes : "Nous avons exploré ensemble des alternatives. Les réalisations de Morvarid et de Sarah m’ont renvoyé à l’idée que la destruction des espèces et de notre écosystème est aussi celle d’une part de nous-mêmes. Donc petit à petit, mon travail s’est réorienté vers cette idée. J’ai produit d’autres textes en lien avec ce que m’ont inspiré ces créations. J’ai commencé à penser plus plastiquement, en termes de fragments, d’agrégation aussi. Je voudrais travailler à partir de photogrammes pour créer une sorte de dialogue avec les travaux de Morvarid et de Sarah."
Une restitution de cette résidence, sous une forme encore indéterminée, est envisagée pour la rentrée à la MÉCA, sans doute au moment des Journées du Patrimoine, le 18 septembre, dont la thématique cette année portera sur le patrimoine durable, ou au Chalet Mauriac, pour l’anniversaire de ses dix ans. Il s’agirait, dans un premier temps, d’un moment d’échanges avec le public, notamment avec les professionnels et institutionnels des domaines artistiques concernés.
L’idée est également lancée de poursuivre cette résidence en 2023 sur une période un peu plus longue, ce qui permettrait aux trois artistes de remettre en questionnement ces problématiques et de pouvoir aller au bout de leur démarche. Un nouveau temps de restitution pourrait ainsi être envisagé sous une forme plus performative et inscrite dans la durée.