Vaurien
Dans Vaurien, en salle ce mercredi 9 juin, le cinéaste Peter Dourountzis et le producteur Sébastien Haguenauer (10:15 ! Productions) suivent les errances d’un vagabond aussi séduisant que vil. Tourné à Limoges et soutenu par la Région Nouvelle-Aquitaine, ce premier long métrage nous plonge dans le quotidien d’un tueur en série marginal interprété par Pierre Deladonchamps.
Comme dans The House that Jack Built ou Golden Glove, Vaurien s’intéresse à la figure du serial killer, bien que sous un angle très différent. Qu’est-ce qui rend ce sujet aussi fascinant pour vous ?
Peter Dourountzis : La figure du tueur en série m'a marqué car j'ai grandi dans les années 1990 à Paris. À l'époque, on comprenait grâce aux informations et aux "on dit" qui circulaient dans la capitale qu’au moins trois tueurs en série opéraient au même moment. Cela avait engendré un état de psychose assez fort. Durant mon adolescence, je vivais dans le quartier de Bastille, où ils rodaient tous les trois. Je parle de Patrick Trémeau, Guy Georges et Mamadou Traoré. Des profils différents en plus : un père de famille, un "bon ami" squatteur et un psychotique rapidement arrêté. Les trois étaient violents et iconoclastes dans leur façon d'être. Après leur arrestation, je m'étais dit que si je les avais croisés, je ne les aurais pas forcément repérés. Je n'aurais pas perçu cette dangerosité chez eux.
Vous avez fait le choix de Pierre Deladonchamps pour interpréter le personnage de Djé. Vouliez-vous justement un tueur avec un faciès angélique qui se fonde dans la masse ?
P.D. : Guy Georges m'a beaucoup aidé à construire le personnage de Djé, non pas physiquement, parce qu'il était métis, mais au niveau de son rapport aux autres. Ceux qui le fréquentaient dans sa vie quotidienne ont eu du mal au procès à faire le lien entre le meurtrier et la personne qu'ils connaissaient. J'ai donc décidé de faire un film sur comment un tueur peut aussi bien se camoufler dans la société. Il y a une certaine manipulation due au cinéma et au charme de Pierre Deladonchamps mais je pense que le spectateur a les armes pour lutter contre son empathie naturelle envers le personnage principal. C'était justement intéressant de mettre le spectateur à la place de quelqu'un qui est totalement dénué d'empathie.
Vous avez fait le choix de changer d’acteur par rapport à votre court métrage Errances. Le personnage de Djé diffère-t-il dans les deux œuvres ?
P.D. : Dans Errances, Paul Hamy avait un certain coté animal. J'ai fait le choix de Pierre parce que je voulais changer le personnage, l'adapter. Pierre possédait ce côté caméléon qui me plaisait. Il renvoie constamment au calcul et à la manipulation.
"La figure du tueur en série s'est ainsi complexifiée avec les années. Elle est devenue un archétype de la société patriarcale et une manière de condamner le féminicide."
Bien que le film aborde les errances d’un vagabond meurtrier, il serait réducteur de le labelliser comme simple film de serial killer. Vaurien semble dépasser le carcan du slasher pour aller vers le drame social. Était-ce votre volonté ?
P.D. : Absolument, le film est presque un road-movie, à la limite du film social et du polar. À la sortie de mon école de cinéma, je partais avec l'idée d'un slasher un peu idiot. Un film de genre à la De Palma. Mais j'ai peu à peu réalisé que cette figure du tueur était un prétexte pour aborder plein d'autres sujets et de parler de la société dans son ensemble. La figure du tueur en série s'est ainsi complexifiée avec les années. Elle est devenue un archétype de la société patriarcale et une manière de condamner le féminicide. Le personnage de Djé se cache si bien car il a les codes des dominants. C'est un homme blanc de quarante ans, ce qui implique qu'il n'est jamais le premier à être soupçonné. Même dans la scène d'ouverture du film, où on le voit agresser une femme dans le train, il arrive à s'en sortir. S'il était noir ou maghrébin, le film se serait arrêté là (rires).
La direction anthropologique qu’emprunte le film n’est pas une surprise étant donné vos nombreuses années dans les rangs du Samu Social. En quoi cette expérience a-t-elle influencé votre cinéma ?
P.D. : Mon expérience au Samu Social m'a surtout aidé pour les dialogues. Côtoyer des gens à la rue ou les avoir au téléphone permet d'en apprendre plus sur leur façon de parler, leurs tournures de phrases. Il y a des remarques très misogynes dans le film qui sont un copié-collé de la réalité. Je les avais notées dans un petit calepin et je les ai ressorties telles quelles. Quand j'étais là-bas, ça m'a appris à gérer une équipe et la pression, ce qui m'a aidé sur un plateau de tournage.
Avez-vous fait face à des difficultés de production en raison du sujet du film ?
Sébastien Haguenauer : Le film a été clivant avec d'un côté les comédiens, Arte et les distributeurs qui ont tout de suite adhéré à cette proposition de cinéma. De l'autre des gens qui ont eu peur du projet, de la dureté du propos et de l'ambivalence du héros, malgré la réception favorable du court-métrage.
Le film a entièrement été tourné à Limoges en l’espace de 24 jours. Dans quelle mesure le financement de la région Nouvelle-Aquitaine vous a-t-il aidé ?
S.H. : Il a été capital car il représente un peu moins de la moitié du budget en liquidités. J'avais déjà travaillé avec la Région pour mes deux films précédents, que ce soit pour le tournage ou la post-production. Je connaissais bien Limoges et ses intervenants et je savais qu'on allait être y accompagnés au mieux. Si l'on avait tourné à Bordeaux, par exemple, je pense que l'on serait entrés en concurrence avec d'autres films à plus gros budgets.
P.D. : Une chose est certaine. Sans cette aide régionale, le film ne se serait pas fait. C'est tout de même un financement de près de 200 000 euros pour un film à relativement petit budget.
"J’ai beaucoup aimé Limoges pour la richesse de sa mosaïque architecturale. On pouvait filmer de la vieille pierre, des ruelles désertes, des chemins escarpés, des institutions neuves, des squats, une galerie d'art dans un espace restreint."
Vaurien étonne aussi par l’extrême diversité architecturale qu’il capture, des banlieues pavillonnaires jusqu’à un squat très photogénique…
P.D. : On a trouvé le squat lors du premier repérage. Nous avons eu beaucoup de difficultés à tourner là-bas car tout ce qui touche ce lieu est un peu officieux. De vrais squatteurs occupaient les lieux donc il a fallu s'entendre avec tout le monde. J’ai beaucoup aimé Limoges pour la richesse de sa mosaïque architecturale. On pouvait filmer de la vieille pierre, des ruelles désertes, des chemins escarpés, des institutions neuves, des squats, une galerie d'art dans un espace restreint. Le scénario s'est beaucoup nourri des décors de la ville et des comédiens.
Malgré l’apprêté du film, la violence des crimes est toujours voilée, que ce soit grâce au hors-champ ou à l’ellipse. Qu’est-ce qui a motivé votre décision à ce sujet ?
P.D. : Le film a eu tant de mal à se faire avec les suspicions de complaisance que l'on s'est immédiatement posé la question du point de vue. Voit-on les événements de la part des victimes, du tueur ? Je me suis dit qu'il fallait recourir à des ellipses pour ne pas tomber dans le piège du gore, tout en gardant une tension présente. Cela provoque un malaise chez le spectateur et l'oblige à se positionner moralement. Le but était de ne pas faire de faute de goût. Le plus choquant, finalement, c'est l'impunité totale que ressent le personnage. On a filmé Vaurien après la sortie de Joker au cinéma et toute l'équipe l'avait vu, ce qui était très déstabilisant puisque le film avait un côté très show-off. On n'a pas voulu prendre ce chemin qui, pour moi, est risqué et difficile à bien exécuter.
Vous avez fait le choix d’aborder les violences policières en mettant en scène une bavure des forces de l’ordre. Elle se termine d’ailleurs par un policier étouffant un suspect avec son genou. Était-ce une dénonciation militante de la mort de George Floyd ?
P.D. : Nous avions déjà fini de tourner au moment de l’affaire George Floyd. Ce qui montre que c’est déjà arrivé par le passé et que ça recommencera, malheureusement. J'ai été profondément marqué par l'affaire Adama Traoré et le film était une occasion rêvée d’inclure ce sujet, au vu des thèmes sociétaux qu'il brasse. Dans la scène en question, Djé et Akram, un ami d’origine arménienne, se font courser par les policiers à scooter. Au cours de l’interpellation, c'est Akram qui est emmerdé à cause de ses origines. Je trouvais intéressant de faire assister le spectateur à un acharnement policier sur la mauvaise personne. Pour cela, je me suis inspiré des scènes de bavures de La Haine de Kassovitz et de L'Esquive de Kechiche.
Quels sont vos classiques en matière de films de serial killers ?
S.H. : Je me suis toujours refusé de faire des devoirs pour Vaurien mais je dirais Le Silence des agneaux de Jonathan Demme qui est un film de serial killer inversé ou L’Obsédé de William Wyler.
P.D. : Henry, portrait d’un Serial Killer car il réunissait le côté malsain d’avant le crime et le côté glauque d’après. Le film m’avait profondément marqué et frustré parce que j’avais 20 ans et on a aussi envie de voir des scènes graphiques. J’ai d’ailleurs revu Blow Out et Pulsion de Brian de Palma mais je ne pense plus que l’on puisse faire ce cinéma-là maintenant.
Ce sont les produits d’une époque…
P.D. : Absolument, tout comme Vaurien est un produit de la nôtre. Il aborde le mouvement #MeToo, auquel j’adhère pleinement, tout en représentant un cinéma français ambitieux et à petit budget.