Yannan Wu : traduire, c’est rendre visible
La traductrice Yannan Wu a passé six semaines, entre mars et avril, au Chalet Mauriac. Elle a travaillé sur la traduction, en chinois, de l’essai Éloge du risque, de la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle. Nous l’avons rencontrée dans un café au bord de l’eau, du côté du bassin d’Arcachon, où elle était en visite pour la journée.
La traduction passe par la langue du lieu qui nous a formés. Pouvez-vous nous dire dans quel environnement vous avez grandi ?
Yannan Wu : Je ne m’attendais pas du tout à cette question ! J’ai grandi dans une petite ville de Chine, Maanshan, au sud du fleuve Yangzi. On dirait une ville de migrants. Là, tout le monde vient d’endroits très différents. Elle a été construite en 1954, pour des raisons économiques, car ils y installaient des activités industrielles. L’État y envoyait les gens pour travailler. Ce n’est pas une ville avec beaucoup de tradition, personne n’y est installé depuis des générations. Ma mère venait de Shangaï, mon père de Wuxi - à 120 km de Shangaï. À la maison, on parlait plutôt la langue Wu. Et à l’école, le mandarin.
Comment êtes-vous arrivée à la langue française, puis à sa traduction ?
Y.W. : J’ai fait des études en littérature chinoise, avec une option en littérature comparée, où je me suis spécialisée en master. J’ai commencé à apprendre le français à ce moment-là, car on avait l’occasion de faire un an d’échange à l’étranger, et les autres pays proposés m’intéressaient moins. En arrivant en France (à Rennes), je pensais que c’était un pays où on pouvait parler très librement de littérature, de cinéma… Mais je n’avais pas le niveau de français suffisant pour amener ce genre de sujets. J’étais donc un peu en dépression pendant cette année, car j’avais le sentiment de vivre là, tout en y étant tenue à distance.
Vers la fin du séjour, comme je commençais à progresser en français, et avoir des amis, je trouvais dommage de partir à ce moment-là. Je suis alors rentrée en Chine pour finir mon master, puis je suis revenue m’inscrire en doctorat en France. Mais ça ne s’est pas très bien passé, cette thèse. J’ai donc voulu trouver autre chose, tout en gardant le lien avec la littérature. C’est là que j’ai vu l’annonce de La Fabrique des Traducteurs - Français / Chinois, proposée à Arles par l’association Atlas. Ils ne demandaient pas d’expérience antérieure en traduction. Alors j’ai candidaté, en proposant la traduction de Nouons-nous, d’Emmanuelle Pagano. Seulement six personnes allaient être sélectionnées (trois Français, et trois Chinois). Je ne pensais pas du tout être prise. Mais finalement, oui.
Comment s’est passée cette première expérience de traduction ?
Y.W. : C’était génial ! Ça a duré deux mois. Chaque matin, on avait une séance avec un tuteur de traduction, et un temps de discussion. C’est là que j’ai développé de vraies relations d’amitié avec la langue française. J’ai l’impression que j’ai redécouvert le français.
Les tuteurs ont pris le soin de lire attentivement le texte original, et me dire, mot par mot, quel sentiment il porte, quelle couleur, quelle texture. Et j’ai compris, que la traduction, ce n’est pas juste comprendre le premier sens des mots. En fait il faut imaginer les choses derrière le mot, derrière la langue. Il faut presque essayer de toucher ce que l’auteur touche, voir ce que l’auteur voit, sentir ce que l’auteur sent. Et après tu redis toute cette expérience avec ta propre langue. C’est ma vision de la traduction : vraiment me baigner dans le texte, pour voir ce que l’auteur veut dire. Peut-être il y a quelque chose d’inexprimable, d’indicible, d’invisible ; et je veux le chercher, le saisir, à travers le mot.
Une partie importante de la traduction, c’est la lecture. C'est un type de lecture différent des autres. On doit tout comprendre, ne laisser aucun point flou. En lisant pour la traduction, on découvre plein de détails et de surprises que l’auteur nous a laissés. C’est quelque chose qui éclaire un paysage. J’aime ce principe de rendre visible les détails.
Comment avez-vous rencontré le travail d’Anne Dufourmantelle, que vous traduisez ici ?
Y.W. : C’est une commande de mon éditrice. Elle m’a dit : "Pour ce texte, on cherche un traducteur qui doit avoir un joli style". Je ne savais pas trop ce qu’elle voulait dire par là, au départ. J’ai donc commencé à lire Éloge du risque. Anne Dufourmantelle a vraiment un style qui me plaît. Son écriture est très douce. Elle prend la patience d’étaler, et d’étendre son texte, comme quelque chose qui roule, qui va très très loin. Parfois, une phrase prend un rythme, et elle reprend ce rythme plusieurs fois ensuite.
Quels sont les surprises, joies ou défis spécifiques, que vous rencontrez dans cette traduction ?
Y.W. : Quelque chose que j’aime beaucoup, c’est la place de la psychanalyse. Dans le texte, Anne Dufourmantelle parle souvent de sa propre expérience dans le cabinet. Donc j’entre dans la vie des autres. C’est avec beaucoup d’enthousiasme. Pour les défis, toutes les œuvres sont difficiles à traduire. Anne Dufourmantelle aime bien les longues phrases, avec des tournures compliquées. En chinois, on ne peut pas faire ça. Donc il faut que je prenne beaucoup de temps pour rendre les phrases compréhensibles, et fluides.
En Chine, beaucoup des traducteurs qui traduisent de la philosophie sont des philosophes eux-mêmes. Ils traduisent les auteurs que leurs recherches concernent. Ils ne font pas d’effort pour rendre les phrases fluides en chinois. Je sais que la fluidité ce n’est pas forcément le critère pour juger une œuvre philosophique. Mais, par exemple quand je lis certains livres de Merleau-Ponty, en français ce sont des phrases fluides. Mais en chinois, il y a plein de mots qui te font obstacle. Le traducteur a choisi de garder cette espèce d’étrangeté du texte original. Je ne suis pas sûre que ça soit la meilleure méthode pour traduire Anne Dufourmantelle. Ce n’est pas un livre réservé au milieu académique, c’est plutôt pour les gens qui s’intéressent à la fois à la philosophie et à la psychanalyse, ou à la psychologie. Je n’ai pas envie que ce livre devienne incompréhensible, opaque. Certains traducteurs disent qu’ils ne veulent pas rendre la traduction trop fluide et agréable à lire, car le traducteur doit avoir vocation à rajouter une étrangeté dans sa langue maternelle, et ainsi élargir l’horizon qu’on a sur notre langue maternelle. Bien sûr, j’ai le respect de l’œuvre originale, mais la traduction ce n’est quand même pas un spectacle individuel de traducteur. Si je n’ai pas de lecteurs à la fin, il n’y a pas de sens à traduire.
Traduire, c’est traduire dans les mots d’une autre langue, mais peut-être aussi accompagner le texte vers les lecteurs d’un autre univers culturel. Est-ce qu’il y a des choses complexes à traduire liées à des éléments culturels ?
Y.W. : Moins que dans d’autres textes que j’ai pu traduire. C’est une œuvre sur le très intime des gens, et non sur les comportements sociaux. Et je pense que dans l’intime, on peut trouver des choses plus universelles. Par exemple, elle évoque à un moment une femme trahie par son mari, et qui reste triste pendant 3 ans. Ou encore, elle parle d’un homme qui a perdu la mémoire à la suite d’un accident de voiture : il est donc allé voir Anne Dufourmantelle pour retrouver ses traces de vie avant l’accident. Je n’ai pas besoin d’expliquer, on le comprendra tout aussi bien en Chine.
Comment travaillez-vous quand vous traduisez ? Et comment le fait d’être en résidence influe sur votre pratique ?
Y.W. : Quand je suis chez moi [à Shangaï], j’aime bien travailler le matin, à mon bureau, avec une lampe. J’ai le livre en version papier, et je colle des étiquettes dessus. Je désactive ma boite mail, et mon téléphone aussi. J’ai besoin d’un temps sans aucun dérangement. Ici, en résidence au Chalet Mauriac, je trouve beaucoup de calme. À Shangaï, je suis dans une rue très passante, un peu bruyante. Anne Dufourmantelle, c’est une voix qui murmure, très douce. Pour l’entendre, il faut un environnement très silencieux.
Pendant ce temps de résidence, je lis ce que j’ai traduit, à voix haute, mais tout doucement, pour entendre les sonorités en chinois. Et le changement de cadre engage un changement dans mon état. Je m’éloigne de tous mes soucis quotidiens, et me plonge vraiment dans l’écriture. À ce stade, j’ai déjà un premier jet de la traduction du livre.
Pour finir, quel texte que rêveriez-vous de traduire ?
Y.W. : Plein. Dans toutes les directions ! En premier, des écrivaines françaises contemporaines. Je rêverais de traduire Virginie Despentes. Sa langue est à la fois super simple, et puissante, avec une ligne de narration qui se déroule hyper vite. À aucun moment elle ne lâche le lecteur. Et dans une direction très différente, j’aimerais beaucoup traduire Julien Gracq, car tu prends le temps de savourer sa langue.
(Photo : Quitterie de Fommervault)