Zoé Besmond de Senneville performe à cœur ouvert
C’est la fête au Chalet Mauriac. Et ce jeudi soir de septembre, je rencontre pour la première fois l’écriture de Zoé Besmond de Senneville. Sous un barnum, des fauteuils et des chaises, une trentaine de personnes. Zoé lit des passages écrits pendant sa résidence au Chalet. En lisant, elle active le texte. Il y a une racine. Il y a un groove. Ça s’entend et ça se sent. Ça traverse nos propres peaux et leurs mémoires. Zoé va chercher les mots dans les racines de l’intime et performe à cœur ouvert, sans dévitaliser la langue, bien au contraire.
Le lendemain matin, Zoé m’invite dans son bureau d’écriture. De la fenêtre, on voit le barnum. On connait l’autrice pour Journal de mes oreilles qu’elle a écrit alors que le monde s’était tu, confiné. C’est sur ce grand silence que Zoé a pris appui, Journal de mes oreilles1 est une déflagration, un récit de corps. Dans ce nouveau texte, Zoé va chercher l’histoire de sa peau par la peau et travaille à nous livrer une rencontre qui s’est opérée dans l’immobilité, dans le silence de la pose des modèles vivantes.
Zoé, depuis quand as-tu commencé ce travail que tu poursuis durant ta résidence au Chalet Mauriac ?
Zoé Besmond : J’ai eu l’idée il y a trois ans, j’ai commencé le processus d’écriture il y a deux ans pendant les poses de modèle vivant, je prenais des notes. J’ai eu une résidence d’un an en 2022-2023 en Ile-de-France. Être soutenue par une bourse, c’est quand même quelque chose ! Ça aide psychologiquement à se mettre au travail. J’ai également pu imaginer une programmation et inviter d’autres femmes qui ont déjà écrit sur le métier de modèle vivant comme Claire de Colombel ou Maria Clark.
Peux-tu m’en dire plus sur ces notes qui ont initié ton projet d’écriture ?
Z.B : J’ai commencé en 2021 à documenter le fait de poser nue, je prenais des notes sur mon téléphone pendant les pauses, je notais toutes mes sensations. Je me suis ainsi connectée à ce que ça me faisait vraiment d’être modèle à 36 ans, c’est-à-dire avec dix ans d’expérience dans les pattes. L’histoire de la surdité rentre en ligne de compte. C’est un moment de transformation et mon rapport à l’écriture est aussi un endroit de transformation, j’essaie de tout mettre ensemble.
Pourrais-tu me décrire l’espace dans lequel on se trouve ? La manière dont tu organises ton espace d’écriture pendant ta résidence au Chalet Mauriac ?
Z.B : Je suis très sensible à l’espace, à la lumière, aux couleurs, et ça, je pense que je l’ai hérité du modèle vivant. Je ne pose pas du tout pareil dans un endroit avec des néons ou dans un endroit comme ici avec du parquet et une table en bois. J’aime beaucoup le bois et la lumière naturelle. Chez moi, à Paris, j’ai la chance de vivre dans un grand atelier d’artiste et je suis toujours en train de bouger les meubles pour trouver la bonne énergie du moment, la bonne lumière, les meubles au bon endroit avec les couleurs, j’ai besoin d’elles. Les premiers jours, je suis restée dans ma chambre, j’avais collé des trucs au mur, j’ai fait des photomatons et un petit panneau au pastel avec marqué "j’écris" de différentes couleurs. C’est un peu comme des mantras ou des façons de sortir des choses et de me nourrir de ce que j’ai à l’intérieur de moi, de dépasser certains blocages et par rapport à l’écriture j’ai quand même un certain nombre de doutes. Et c’est avec ça que je travaille, c’est parce qu’il y a des obstacles que ça m’intéresse, plus j’ai peur plus j’y vais, c’est vraiment de la guérison. Le modèle vivant aussi au début, ça me faisait peur, je l’ai fait parce que c’était un challenge.
Et puis à un moment, on s’est retrouvé tous les deux avec Samy2 et j’ai commencé à voir cet endroit assez incroyable. Ce qui me plait beaucoup c’est la fenêtre en face, même si Stephen King pense qu’il faut écrire en face d’un mur, la vue des arbres c’est formidable. Et j’aime beaucoup me lever très tôt, vers 5-6h, il fait froid. Je m’assois sur ce gros fauteuil, dans mon plaid, c’est une super heure pour court-circuiter le cerveau. Tout est en place là, les cahiers sont super importants. C’est vraiment mon corps qui écrit, c’est ma peau qui écrit, c’est aussi ça le rapport avec le modèle vivant. C’est aussi le fait de poser qui m’a amenée vers le désir d’écriture. C’est l’immobilité qui m’emmène vers la mouvance des mots, comme si je canalisais quelque chose : les gens en face de moi créent, moi aussi je veux créer. Et finalement je suis en train d’écrire.
Il y a les cahiers qui sont là. J’écris d’abord sur ces grands cahiers avec des lignes. Les petits cahiers c’est plus pour des notes. J’ai l’impression d’être hyper jeune et hyper vieille.
Hier tu disais que tu as été éduquée en apprenant à cacher ce que tu ressentais, penses-tu que l’écriture soit le contraire, qu’en écrivant on apprend à montrer ce qu’on ressent ?
Z.B : Oui, mais ça fait hyper peur. Quand j’ai écrit le premier livre, je ne savais pas, je n’avais pas cette conscience en écrivant que ça allait être lu. Là, oui, je l’entrevois, y a quelque chose qu’il faut vraiment s’autoriser. Ouvrir des espaces à l’intérieur de soi. Ne pas avoir honte. Mais il y a aussi quelque chose à exprimer dans cette friction-là, dans le fait d’avoir honte et d’y aller quand même. Ce qui est inspirant et qui porte, c’est de pouvoir se dire que les personnes qui vont lire vont voir un processus. De comprendre quelles sont les marches. J’ai des doutes, je le fais quand même. Ça permet à d’autres d’y aller. C’est le passage de relais, le passage de bâton, ça me touche plus fort que de faire quelque chose de parfait et terminé.
EXTRAIT
Poser nue3
Un endroit à l’intérieur de moi, je n’ai pas le droit d’écrire ce livre. De parler de l’histoire de mon corps nu, et d’en dire les secrets, presque, les choses tues, les choses que je me tais à moi-même, les choses que je n’ai pas osé m’avouer avant même d’écrire, les hontes, les hontes de mes pensées. Dans ma famille il faut cacher ses pensées, quand on est une femme, mais les hommes non plus ne disent rien, les dents serrées, les pensées c’est la honte, ce n’est pas intéressant, ce qu’on pense, ce qu’on ressent. Alors nue, regardée par des gens, fière, en essayant de ne pas avoir honte du corps, je dis en essayant parce que, en essayant de transformer ça, la honte du corps, de toutes les façons possibles, de toutes les manières.
Prendre la honte, inscrite sur le corps, décider de : d’abord l’exposer. Y aller avec l’entièreté nue comme ça, d’abord silencieuse, cela ira, d’abord on l’ouvrira pas, on dira je veux poser nue et on observera ce que ça fait dans le corps, ce que ça fait au plus profond de soi, si c’est bénéfique, si c’est joyeux. Et après alors on l’ouvrira, quand la honte se re réveillera, parce qu’il faudra la calmer. La honte elle revient alors et il faut dire les choses, il faut aller jusqu’à la nommer, jusqu’à la fin du silence, jusqu’à sa sublimation, la sublimation de la honte, par tous les moyens que ce soit.
Qu’apporte le fait d’écrire en résidence plutôt que chez soi ?
Z.B : Beaucoup de choses. Être en dehors de chez moi, c’est déjà une extraction de tout ce qui me parasite dans la vie. J’ai plusieurs casquettes, j’ai une idée par jour. C’est aussi se permettre un espace de création où l’on coupe avec le quotidien et les choses à faire. C’est un espace que j’accorde à mon propre travail de façon exclusive. Ce qui est important aussi c’est d’avoir de l’argent et d’être soutenue pour ce travail. De ne pas être soutenue que par la pensée, c’est extrêmement actif. Et puis il y a la qualité de l’accueil, le soin et les moyens mis pour que les auteurices soient bien. J’ai une terrasse dans ma chambre, des petites attentions de Gaëlle qui veille à ce que la cuisine soit toujours propre, qu’on n’ait pas à s’en soucier. Aimée est à nos petits soins, prête à organiser ce dont on peut avoir besoin. Il y a une écoute particulière. Et ce lieu a une énergie magnifique, très pure. On sent qu’il y a beaucoup de personnes qui sont venues ici pour créer et je suis très sensible à ça. Les arbres, le parc est incroyable. C’est tout ça que me procure la résidence. Ce silence-là, très seule et pas si seule. J’ai besoin de tout ça pour être à l’intérieur de moi.
Tu as déjà pensé à un titre pour ce second livre ?
Z.B : Poser nue.
Journal de ma peau, c’était aussi un titre possible comme une continuité, puis je préférai être frontale. Je raconte ces histoires d’être vraiment à poil. C’est ça qui m’intéresse. Je pense que ça intéresse beaucoup de gens. C’est ça aussi qui m’a mené au modèle vivant, la part d’excitation érotique. C’est métaphysiquement incroyable un corps humain. Mais il y a aussi l’excitation sexuelle, le fait qu’on n’est pas encore libéré de ça, le fait que ça émoustille, c’est un mélange de plein de trucs. L’érotisme des femmes c’est noble mais il y aussi un endroit de voyeurisme addictif. Ça m’intéresse que ce soit ça, cette forme d’intérêt là, d’entrer dans une intimité. L’an dernier pendant mes pauses je me disais : mais c’est tellement impudique. Et c’est l’écriture qui est impudique. Pouvoir mettre derrière une vie quelque chose que j’ai fait et qu’il faut que j’arrête de faire.
Il faut mettre à jour ce corps-là. Pour aussi pouvoir créer, arrêter d’endommager la machine, faire à partir de ce que j’ai récolté comme trésor avec la nudité, la surdité et tout ce que ça m’a appris. C’est un voyage.
Un corps à soi de Camille Froidevaux-Metterie est un livre qui t’accompagne, est-ce que d’autres autrices t’inspirent ?
Z.B : En ce moment un certain nombre de livres m’accompagnent. Là je suis en train de lire L’unique objet de mon regard, d’Aurélie Lacroix4. J’adore cette collection. C’est un récit assez fragmenté et personnel. C’est touchant, il y a aussi des choses marrantes. Là, je lis Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi, d’Hollie McNish5. Je me situe dans quelque chose d’un peu hybride et je cherche des repères par rapport à cette hybridité afin d’arriver à construire un langage, une histoire de façon fragmentaire sans perdre le lecteur. Il y a aussi Laura Vazquez6 que je trouve très inspirante et stimulante dans son processus, elle est puissante dans la foi qu’elle a et dans sa détermination, je suis assez bluffée par son parcours et la façon dont elle mène ses ateliers. Elle ne lâche rien. J’ai fait ses ateliers en ligne. Je corresponds avec une autre autrice qui s’appelle Coline Pierré. On se parle de nos écritures, l’idée de départ c’était de faire une correspondance entre autrices en résidence. On parle de pas mal de choses. Je corresponds aussi avec Alice Legendre.
C’est très touchant car il faut aussi comprendre ce que c’est d’écrire un livre, ce n’est pas juste un produit fini, c’est tout un processus.
EXTRAIT
Poser nue
Il faut que le corps nu soit sublime, il faut que le corps nu devienne riche, couvert d’or, de diamants, de perles, il faut que le corps nu soit fier, couronné, vivant, puissant dans sa vulnérabilité, il faut que le corps nu retrouve toute sa place et qu’il devienne même magique, parce que moi je pense que c’est ça un corps nu, sa vraie vocation, son vrai endroit : la magie.
Et puis, ce vendredi de septembre, nous nous quittons avec Zoé en faisant un détour par le bureau d’à côté où est étendue une fresque qui recouvre entièrement la grande table de travail. Aux pastels, les couches de l’épiderme se superposent. Zoé écrit qu’elle écrit. "Parfois, mes mots se superposent, ça me raconte ma surdité. Tout se mélange, c’est un tourbillon." Ce qui se superpose dans l’écriture de Poser nue, c’est le regard de la regardée. C’est l’image que Zoé a en tête quand elle pense aux femmes qui posent nues depuis des générations, c’est aussi pour elles qu’elle écrit, pour toutes ces femmes qui se tiennent la main.
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1. Zoé Besmond de Senneville, Journal de mes oreilles, Flammarion, 2021, 176 pages
2. Samy Sapin : https://prologue-alca.fr/fr/actualites/les-narrations-fragmentees-de-sammy-sapin
3. Poser nue est le titre du projet de livre que Zoé Besmond poursuit durant sa résidence au Chalet Mauriac.
4. Aurélie Lacroix, L’unique objet de mon regard, Cambourakis, 2023
5. Hollie McNish, Je souhaite seulement que tu fasses quelque chose de toi, Le Castor Astral, 2023
(Photo : Anne Collongues)