Parfois je crois que les livres vous trouvent…
La traductrice Željka Somun était ce printemps en résidence au Chalet Mauriac, à Saint-Symphorien (Gironde), pour y travailler à la traduction en croate du récit Le Lambeau, de Philippe Lançon, publié en 2018 par les éditions Gallimard. Au moment où une partie de la planète s’arrêtait, elle avait eu le vif désir, elle aussi, de suspendre son vol. Même si elle avait (presque) tout fait pour que cela n’arrive pas. Une rencontre avec Prologue, à quelques jours de son retour à Zagreb.
Pour quelles raisons avez-vous eu ce désir d’un temps de résidence, qui est pour vous une première fois, si je ne me trompe ? Pourquoi vouloir quitter un moment Zagreb pour venir travailler au milieu de la forêt ? Est-ce que la période que nous traversons a eu une incidence sur votre motivation ?
Željka Somun : Depuis un an, tout a commencé à paraître très bizarre, et à Zagreb en particulier où, en plus de la pandémie, nous avons eu un tremblement de terre en mars 2020. Peu de temps avant l’appel à candidature lancé par ALCA. Après une longue période en tant que mère, puis une autre consacrée à la maladie de mon père, j’ai toujours rêvé qu’un jour peut-être je ferais une traduction au bord de la mer, ou d’un lac, ou bien à la montagne… Quelque part en paix… Parce que, depuis que j’ai commencé, j’ai traduit chaque jour mais plutôt pendant… la nuit. Ce temps consacré à la traduction a toujours été un temps inventé, qu’il me fallait trouver.
Alors cet appel a sans doute été le premier que je n’ai jamais ouvert, parce qu’auparavant je ne pouvais pas partir, toujours quelque chose me retenait. Ce moment récent paraissait tellement absurde, pareil à la vie dans un film, alors je me suis dit pourquoi ne pas oser faire quelque chose de bizarre ! Et puis, de toute façon, ils ne vont pas me choisir !
La pandémie s’aggravait, la maladie de mon père aussi, puis il y a eu le tremblement de terre, alors j’ai pensé que cette résidence n’aurait pas lieu. La date approchait, et encore à quelques jours du départ je pensais que voyager ne serait pas possible. Et me voilà ici ! Maintenant je sais qu’il faut être courageuse, et qu’il faut oser, sous peine de rater énormément de choses… inimaginables. Être ici est comme un rêve, surtout dans cette période-là.
Que vous attendiez-vous à trouver ici, en regard de votre vie professionnelle et de votre vie personnelle ?
Ž.S. : Je savais que ce serait un temps dédié au travail, ce qui me faisait un peu peur : est-ce que je saurais utiliser toute la journée ? Mais quand j’ai vu le chalet, la forêt, j’ai su que j’y parviendrais — J’habite une maison qui en est proche, et la nature m’inspire. Je n’ai pas forcément besoin de la ville, ou bien des gens. Cela semble un peu incongru de le dire maintenant alors que tout le monde a besoin de voir des gens mais nous, les traducteurs et les traductrices, sommes un peu isolées, et notre travail se fait dans une sorte de confinement… Ce que justement je n’ai jamais pu trouver pendant ces vingt années. Ici, les conditions de travail sont si appréciables que j’ai envie de remercier tous ceux et celles qui l’ont rendu possible.
Et qu’avez-vous trouvé ici que vous ne vous attendiez pas à trouver ?
Ž.S. : C’est tout d’abord étonnant de s’y sentir tellement bien, surtout après une si longue période où je n’ai pas voyagé, alors que je me retrouve sans famille, seule. Je pensais en arrivant qu’il y aurait une sorte de service permanent dans le chalet, alors ce fut étonnant de se retrouver seulement avec deux autres résidents, et de pouvoir se consacrer uniquement au travail. Avec aussi le temps d’échanger, de se consulter, avec devant soi tout le temps que l’on veut. Je lis en ce moment les romans de François Mauriac, je me promène dans le parc et m’assoit sur son chêne préféré, je lui lis à voix haute Thérèse Desqueyroux et Le Mystère Frontenac, cela procure beaucoup d’émotions. Il y définitivement un esprit Mauriac qui habite la maison et rend ce séjour si agréable.
Revenons maintenant au début de votre parcours, en particulier l’apprentissage des langues...
Ž.S. : J’ai suivi des cours de français et d’espagnol à la faculté de Zagreb. J’ai toujours aimé jouer avec les langues, dire des bêtises, qui souvent obligent à inventer avec les mots. Et puis le croate est parlé par peu de gens, alors pour que d’autres nous comprennent, forcément il faut apprendre des langues. J’ai bien sûr commencé avec l’anglais, puis lors des études secondaires, dans le cours de littérature, consacré au romantisme, une enseignante a lu le poème de Lamartine, Le Lac. Cela a suffi pour que je décide d’aller vers le français ! L’espagnol a suivi peu de temps après, sur le conseil d’une bibliothécaire. La littérature était ce qui m’intéressait, et puis aussi la traduction. Une idée bien sûr provoquée par un professeur, grand traducteur de l’espagnol vers le croate, qui a transmis à la fois la passion de la langue, et l’idée que dans cette activité jouent un rôle à la fois le désir de jouer avec la langue et le défi d’y parvenir.
Cependant, il y a des gens plus ambitieux, qui traduisent un texte et le présentent quelque part, mais je ne suis pas comme cela. Et puis à une époque où Internet n’existait pas, on ne savait pas ce qui avait déjà été traduit, ce qu’il serait intéressant de traduire, quels étaient les titres nouveaux… Alors j’attendais. En continuant les études de français et d’espagnol à l’université.
"Nous, traductrices et traducteurs, sommes très curieux et têtus, devons être toujours attentifs et perspicaces, car il faut manier le texte pour parvenir au meilleur résultat possible."
Dans la lettre qui accompagne votre dossier de candidature, il y a cette phrase plutôt intrigante, dans laquelle vous dites avoir toujours "aimé servir d’intermédiaire pour [vous] assurer qu’il n’y ait pas de malentendus" et qu’alors "le choix de vos études et de votre activité de traductrice ne doit pas surprendre". Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Ž.S. : Cela a commencé très tôt ! Toute petite je regardais les gestes, les gens, et je voyais que parfois ils se fâchaient, ou ne s’entendaient pas. Que certains ont un sens de l’humour, que d’autres ne comprennent pas. Je pensais qu’il était nécessaire alors d’expliquer, les jeux de mots par exemple, que certains ne perçoivent pas… Cela m’intriguait toujours, et je servais d’intermédiaire. Cela a toujours été très important pour moi que les gens se comprennent bien, que rien ne se perde, ne reste en suspens.
Nous, traductrices et traducteurs, sommes très curieux et têtus, devons être toujours attentifs et perspicaces, car il faut manier le texte pour parvenir au meilleur résultat possible. Il ne s’agit pas seulement de respecter le texte, la phrase, ou de s’assurer que tous les mots sont bien là, non, ce n’est pas que cela.
Il faut dire que j’ai rarement connu la situation de ne pouvoir trouver le pendant nécessaire dans ma langue. Cela dépend peut-être des langues mais le croate offre beaucoup de possibilités, et je n’ai jamais eu l’occasion de ne pas parvenir à le formuler dans ma langue.
Cette activité de traduction, quand est-elle arrivée dans votre vie ? Avez- vous mené en même temps deux activités, l’une qui servait à faire vivre la famille, l’autre qui était celle du "temps inventé", la traduction ?
Ž.S. : Dès que j’ai terminé mes études, j’ai fait des remplacements à l’école, mais très vite — c’étaient les années de guerre, et des classes de 40 élèves pour quelqu’un sans expérience, ce n’était pas facile — j’ai vu que j’étais trop amicale, qu’il me manquait l’autorité nécessaire. Peut-être était-ce trop tôt dans ma vie. J’aime donner des cours individuels, mais être à l’école ou à la faculté devant tous ces yeux qui te regardent… Dans la traduction, tu décides du moment où tu lâches ton texte et où tu y reviens, la pression n’est pas la même.
Ensuite, j’ai servi d’interprète pour le Bataillon français de logistique installé en Croatie. Puis en 1996, j’ai rejoint la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, non dans la finance, mais encore dans les domaines de la logistique, de la communication et de la traduction. Cela a duré vingt ans, les conditions de travail étaient excellentes, avec un salaire régulier et des horaires adaptés quand j’ai eu mes enfants, puis quand mon père a été malade.
Dans cette période-là, une amie qui traduisait du portugais, et avait une offre qu’elle ne pouvait honorer pour un travail depuis l’espagnol, m’a recommandée. L’éditeur m’a fait confiance. Pour un livre de Luis Sepulveda. Bien sûr, je pensais qu’il me faudrait un an pour trouver le temps de m’y consacrer avec le travail quotidien !
Ce fut donc votre première traduction ? Dans les années antérieures, votre rapport aux langues ne s’était-il pas concrétisé par le désir de traduire pour votre plaisir ?
Ž.S. : Non, c’est étrange, je faisais de la traduction pour le travail, plutôt orale, ou bien écrite mais d’un point de vue technique. Je ne sais pas pourquoi, c’était comme un champ sacré, dans lequel tu ne peux entrer que quand tu es invitée. Il se peut que j’aie toujours traduit dans ma tête en lisant, mais je n’ai pas osé, comme s’il fallait avoir une bénédiction… de je ne sais qui !
De quelles manières les choses se sont-elles ensuite poursuivies ? Est-ce vous qui avez fait des démarches auprès des maisons d’édition ?
Ž.S. : Non, jamais. Depuis vingt ans, je n’ai jamais été sans un livre, dans le rythme que je pouvais tenir. Mes premiers éditeurs savaient que j’avais un autre travail, alors ils me proposaient des textes lentement. Cela m’a permis de gagner progressivement de l’expérience, de la confiance. Avec les enfants, la vie était plus compliquée, plus dynamique, mais plus tu dois en faire, plus tu peux le faire. Dans cette période où les sollicitations professionnelles et familiales étaient importantes, la traduction me donnait un équilibre, un calme. Elle était un domaine réservé, dans lequel je me sentais bien et faisais ce que je voulais. Même si cette fragmentation du temps peut sembler rendre le travail plus difficile, pour retrouver sa concentration, on a en fait ce travail tout le temps à l’esprit. Quoi que tu fasses, il y a toujours des phrases sur lesquelles tu réfléchis, tu vis avec le texte tout le temps. Du moment où tu le reçois, jusqu’à sa publication.
Cela dépend aussi des caractères. J’ai connu des collègues qui disaient que, même s’ils étaient en résidence, ils ou elles ne pouvaient pas travailler hors de leur chambre, en-dehors de leurs horaires habituels, etc., et qui profitaient alors de ce temps pour rencontrer des gens, des textes nouveaux, des auteurs. Moi, je peux travailler n’importe où, n’importe quand. Avec les enfants petits, je me levais à 2 h du matin et je travaillais jusqu’à 5 h, puis je me rendormais un peu. Alors, bien sûr, si on n’a pas la passion !
"Parce que chaque écrivain nous apporte autant de choses nouvelles, chaque livre est un apprentissage. Ce qui est magnifique, te maintient dans une éternelle jeunesse, avide de savoir."
Quel est votre rapport au texte avant de le traduire ? Le lisez-vous une première fois ? Comment se met en place votre travail ?
Ž.S. : À l’époque de mes études, les professeurs disaient toujours qu’il fallait d’abord lire le texte pour le connaître. Mais j’ai vu que cela ne pouvait pas aller comme ça. Parce qu’en lisant d’abord, surtout quand tu sais que vas faire la traduction, tu traduis déjà. Tu n’es jamais un lecteur ordinaire. Même pour les autres livres, tu le fais inconsciemment. Il y a toujours une nervosité, une tension, liées à l’excitation et à la peur : j’aimerais le traduire mais est-ce que je saurais le faire ? Peut-être que quelqu’un d’autre le fera mieux que moi ! (rires)
Cela provient de cette ambiguïté de la traductrice qui pense qu’elle en sait beaucoup, en même temps qu’elle sait qu’elle ne sait rien. Parce que chaque écrivain nous apporte autant de choses nouvelles, chaque livre est un apprentissage. Ce qui est magnifique, te maintient dans une éternelle jeunesse, avide de savoir. Tu n’ajoutes rien au texte, tu ne lui apportes rien, tout y est que l’auteur y a mis, mais il faut que tu saches suffisamment de choses pour être assez attentif et ne rien rater.
Alors j’ai compris que je ne pouvais pas lire en tentant de garder les idées qui me venaient. J’ai su que, pour moi, la meilleure tension, le plus grand intérêt face à ce texte inconnu était de le lire et de le traduire. J’essaie d’être une lectrice qui lit pour la première fois, qui ne sait rien, qui est dans une position fraîche et innocente. Chaque jour, quand je traduis, je relis depuis le début. Bien sûr quand le texte devient trop long, j’abandonne cette pratique, mais je suis déjà dedans, je le connais, alors je peux continuer. Ensuite, il faudra lire l’ensemble autant de fois que nécessaire. Et cela dépend des textes : certains n’ont besoin que d’une seule lecture, d’autres sur lesquels il faut revenir plusieurs fois.
Pour celui sur lequel vous avez travaillé en résidence, Le Lambeau, de Philippe Lançon, aviez-vous déjà commencé la traduction avant d’arriver au Chalet Mauriac ?
Ž.S. : Au moment où j’ai eu cette soudaine envie de soumettre ma candidature, il m’a fallu avoir un contrat — j’ai rarement eu un contrat un an à l’avance, même si, depuis que j’ai arrêté mon emploi, j’ai eu un rythme plus soutenu dans la traduction, mais au moment de répondre à cette offre, je n’en avais pas. Et comme j’avais un peu d’hésitation — j’y vais ou je n’y vais pas — j’ai tout fait au dernier moment ! Le dernier jour de l’offre, grâce à Gallimard et à Philippe Lançon, et à mon éditrice ! Cet après-midi-là, elle m’a proposé le livre, et j’ai lu la première page. J’ai su alors que c’était un livre extraordinaire. Après des années de lecture et de traduction, on sait face à quel texte on se trouve. C’était en mai l’année dernière, je venais de finir la traduction de Règne animal, de Jean-Baptiste Del Amo — dont la lecture de la première page aussi avait suffi pour n’avoir aucun doute. Comme ce fut le cas aussi pour le précédent, Patria, de l’espagnol Fernando Aramburu. Mes trois derniers livres ! C’est vraiment une chance pour une traductrice ou un traducteur de se voir confier des textes de cette qualité, qui lui permettent de croire complètement à son auteur.
Avez-vous eu néanmoins besoin d’avoir une certaine préparation vis-à-vis de ce texte, si particulier parce que lié à cette tragédie ? L’avez-vous appréhendé différemment ?
Ž.S. : Je l’ai commencé avant de venir ici, et je l’ai terminé ici. Je suis en train d’essayer de le lire comme une lectrice, ce n’est pas facile car il est très émouvant. Tous les textes ont une part d’autobiographie, mais celui-ci est un récit intime qui touche très profondément l’auteur. En faisant une traduction, on ne manie pas seulement les mots, on manie aussi les émotions des auteurs. Et ici davantage encore. Je ne lis jamais les critiques des livres que je traduis, plutôt quelques informations sur l’auteur — pour connaître son âge, des éléments de sa biographie — et je ne lis jamais d’autres traductions. J’ai rarement contacté les auteurs, je crois toujours qu’ils ont tout dit, et je crois ici que Philippe Lançon a dit tout ce qu’il voulait et pouvait dire. J’ai été surprise de découvrir un livre tellement tendre, et drôle à certains endroits, avec des personnages magnifiques. On y voit aussi combien il est entouré, de ses amis, de sa famille, et en même temps que le destin de l’homme est d’être forcément seul.
Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées dans la traduction ? Avec la langue française ou la langue croate ?
Ž.S. : Le texte est riche en références — littéraires, musicales, il y a des bandes dessinées, des films, des politiciens, de l’histoire, des bâtiments — celui de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, de l’hôtel des Invalides, dont il a fallu connaître l’architecture, l’histoire, alors quand cela arrive dans le texte, quand il se promène dans ces lieux, quand il est dans la rue, je vais voir — aujourd’hui, c’est facile — je regarde des détails pour ne pas faire de bêtises, je lis beaucoup aussi… Comment vous dire : je suis mon auteur. Et parfois je le rencontre dans le texte : on aime les mêmes auteurs, la même musique, la même peinture, on était au même endroit, on visitait les mêmes petites villes en Espagne… Cela rapproche. Tu peux aussi le rencontrer dans des moments de tendresse avec ses amis, ses parents… Dans des réflexions. Il n’y a pas toujours autant de résonnances avec les auteurs, mais avec ces derniers trois livres…
Et autre chose encore : Del Amo, c’était la Gascogne, et on y est ; Aramburu, la question basque, on est proche ; et pour Lançon, la ville de Tarbes est importante, qui n’est pas très loin non plus — tout y est, d’une manière étonnante, alors que je me trouve ici, à St-Symphorien ! Tu as le cœur tellement gros ! Ce ne serait pas la même chose d’être restée à la maison ! Parfois je crois que les livres vous trouvent… J’ai toujours eu l’impression d’avoir eu les livres dont j’ai vraiment eu besoin à un moment donné.
La traduction est finie. La laissez-vous reposer un temps, plus ou moins long selon les possibilités, avant de la reprendre, ou bien la considérez-vous comme achevée désormais ?
Ž.S. : Je la donne à l’éditeur, qui la donne à l’équipe qui fait la couverture, pour qu’elle puisse s’en inspirer. J’essaie ensuite de la lire encore, même s’il faut à un moment la laisser définitivement. Le texte va ensuite vers un correcteur, qui vérifie la langue croate, puis vers l’éditeur, qui posera quelques questions, auxquelles vous répondrez ou bien à la suite desquelles vous ferez des modifications.
Pour ce travail-là, j’ai bénéficié pour la première fois d’un temps assez long, plus d’une année. En règle générale, les délais sont toujours plus courts, ce qui fait parfois hésiter à accepter certaines propositions.
Travaillez-vous sur plusieurs traductions en même temps ?
Ž.S. : Il le faut, parce que tu travailles sur un texte, celui du moment, et il y a la traduction précédente, encore chez l’éditeur et que tu dois relire, et puis il y a déjà un projet, sur lequel tu réfléchis. Je fais aussi des bandes dessinées, formes souvent plus courtes et qui sont un autre exercice. Parfois, mettre de la distance avec le texte est une bonne chose, pour y revenir ensuite, parce qu’il y a des sujets qui te prennent et t’emportent.
En Croatie, les conditions de travail avec les éditeurs sont donc relativement bien structurées ? Contrat-type ? Rémunération convenable et stable ?
Ž.S. : Je suis membre de l’association des traducteurs littéraires de Croatie, avec notamment de jeunes traducteurs actifs, qui s’intéressent à cette fameuse visibilité, problème très contemporain. D’autant que plus de 80 % des livres publiés en Croatie sont des traductions. Mais la plupart des lectrices et des lecteurs n’ont probablement pas conscience que les livres sont traduits : ils et elles pensent que Philippe Lançon a écrit le livre en croate, ou bien Kafka, ou Proust.
Bien sûr, aujourd’hui, quand on parle des livres dans des émissions, il est question d’abord du contenu, avec même parfois des éloges sur le style. Mais sans mentionner le traducteur ou la traductrice, c’est incroyable. Des journaux peuvent évoquer la langue, or nous savons bien qu’autant de traducteurs ou de traductrices, autant de versions.
Grâce à ce dynamisme des jeunes générations, l’association organise beaucoup d’événements : depuis quinze ans, dans des bibliothèques à travers le pays, de ville en ville, des expositions de traductions circulent, où chaque panneau présente un traducteur ou une traductrice, sur lequel il ou elle introduit l’œuvre, avec sa couverture originale, celle de sa traduction, deux pages du texte original, deux du texte traduit ; des joutes également, où sont proposées deux traductions d’un même texte, qui permettent d’expliquer les choix et les différences ; des ateliers, virtuels en ce moment, qui peuvent réunir jusqu’à 100 participants, au cours desquels sont évoqués tous les aspects du métier… des relations avec les éditeurs, des aides possibles à la traduction, jusqu’à des questions de grammaire !
L’association propose un contrat-type, mais dans les relations avec les éditeurs, quand tu veux faire un travail, tu peux accepter des conditions moins favorables. Apparemment, en Croatie, dans le processus de publication d’un livre, la traduction est ce qui est le moins rémunéré… C’est un peu embêtant…
Est-ce que, malgré tout, la rémunération d’une traduction permet à celle ou celui qui la réalise d’en vivre, ou bien est-ce difficile ?
Ž.S. : Je peux traduire environ trois livres par an, ce qui me procure l’équivalent de trois ou quatre mois du salaire que je gagnais avant régulièrement. C’est alors compliqué. Celles et ceux qui veulent en vivre doivent avoir un rythme différent, de dix à douze livres par an !
En plus, rares sont les éditeurs qui vous règlent dès que vous remettez votre traduction. Le plus souvent, la rémunération arrive entre trois à six mois après la publication du livre, parfois même un an plus tard ! (En France, la traduction est le plus souvent rémunérée par tiers : à la signature du contrat, à la remise de la traduction et à l’acceptation de la traduction, après corrections éventuelles de la première version).
Il y a souvent des difficultés à parler d’argent, ce qui est mon cas, et quand j’ai commencé à faire des traductions, j’avais une sécurité de salaire due à mon emploi. C’était comme un rêve, je l’aurais presque fait pour rien, ce qui faisait bien sûr réagir mes amies et mes amis. Alors quand vous commencez comme ça, cela devient difficile de changer après plusieurs années d’activité ! Tu reçois un contrat, tu vois la rémunération et tu réagis : la prochaine fois je vais leur dire… et tu ne le fais jamais ! Parce que tu aimes faire ça…
Il y a maintenant — cela n’existait pas quand j’ai commencé — des cours de traduction à l’université, dans les cursus de langues et de lettres.
Et la Croatie a depuis longtemps un intérêt pour les textes venus d’ailleurs, et en particulier pour la littérature française, classique et moderne.
Mes prochains projets sont ainsi Merlin, de Michel Rio, et Le Désespéré, de Léon Bloy, commandes de deux éditeurs avec lesquels je n’avais jamais travaillé.
"C’est une relation exceptionnelle, intime et absolument anonyme, dont les auteurs eux-mêmes ne savent peut-être rien."
Dans un entretien, une traductrice de l’allemand, Marion Graf, dit que pour elle traduire est essentiellement un travail de lecture, que la traduction est une façon d’habiter le texte, et aussi que la traduction est quelque chose de très physique. Vous reconnaissez-vous dans ces propos ?
Ž.S. : "Lecture". Bien sûr, du point de vue du texte sur lequel on travaille, et aussi parce qu’il faut lire, beaucoup. Mais, comme je l’ai dit, on n’est jamais une lectrice ordinaire, parce qu’il n’est pas possible de se relâcher et aussi parce que chacun lit un livre différemment, avec ses expériences, ses connaissances, ses émotions, son caractère. Et probablement chaque lecteur ou lectrice rajoute quelque chose au texte. Par contre, en tant que traductrice, tu ne peux rien ajouter… Mais pour suivre le texte, il faut être une lectrice très attentive.
"Habiter le texte". Tu lis plusieurs fois le même paragraphe, quand tu te promènes avec tes enfants tu ne lâches pas le texte, même quand tu as remis le texte à l’éditeur, une partie de ton cerveau est encore derrière le texte, car tu vas devoir expliquer et défendre tes choix, et tu es celle qui en sait beaucoup sur lui.
"Physique". La confrontation avec le texte, et le fait d’aller jusqu’au bout du travail, le faire dans des délais, et s’y donner pleinement, parce que certains livres te changent vraiment, te bouleversent. Tu deviens peut-être même une autre personne à un moment donné. C’est une relation exceptionnelle, intime et absolument anonyme, dont les auteurs eux-mêmes ne savent peut-être rien.
Il faut qu’un entretien se termine (comme les rêves), alors je garde cette question pour conclure : quel souvenir principal garderez-vous de ce temps de résidence ?
Ž.S. : Je ne sais pas… Je suis tellement heureuse, l’impression d’être dans un rêve… Cela aurait été une perte énorme de ne pas l’avoir fait. Et j’ai très envie de recommencer !