Sister Productions : dix ans et des rêves
Fondée en 2011 à Bordeaux par Julie Paratian, Sister Productions a depuis acquis une reconnaissance publique et professionnelle illustrée récemment par la sélection arménienne pour l'Oscar du meilleur film international de Si le vent tombe de Nora Martirosyan, également labellisé Cannes 2020 (sélection officielle et Acid). Entre documentaires et cinéma de fiction, la société poursuit avec fidélité ses choix artistiques et politiques.
Julie Paratian n’est pas née dans la "famille du cinéma", elle ne pensait même pas s’y retrouver un jour. Après des études à HEC, elle part à New York avec deux désirs : découvrir cette ville et travailler pour une société de service public, en l’occurrence France Telecom devenue plus tard Orange. Elle est ainsi "tête chercheuse" pendant sept ans à l’époque des grands bouleversements numériques chez les opérateurs. Elle se forme également à la photographie qui devient une part essentielle de sa vie. Et puis ce qu’elle nomme un "ras-le-bol des grandes entreprises et de leur évolution aux États-Unis" la fait revenir en France où elle milite bientôt dans les milieux altermondialistes. Elle a toujours la photographie et l’image en tête mais sa rencontre avec des documentaristes mêlant art et engagement politique provoque une bascule supplémentaire qu’elle décrit comme une révélation : "J’avais 35 ans et j’ai eu le sentiment de trouver l’endroit où je devais être. C’était comme si la profession de productrice m’attendait, même si je ne le formulais pas ainsi à l’époque. Je voulais accompagner des projets artistiques qui participaient d’une réflexion critique sur le monde dans lequel nous vivons." Après des débuts dans une autre société, elle crée Sister (anagramme de Resist) en 2011, à une époque où l’Aquitaine cherche à élargir le cercle des producteurs sur son territoire. Elle est toujours en région, même si un bureau parisien lui est nécessaire pour ses projets de cinéma : "Je suis dans le tissu des producteurs de Nouvelle-Aquitaine, au sein de la Peña notamment. Cela a été structurant pour moi d’appartenir à une communauté professionnelle. Je suis très soutenue par la Région, financièrement mais aussi symboliquement. J’ai le sentiment d’être entendue avec bienveillance par des personnes qui comprennent notre travail. Beaucoup de producteurs reconnus nationalement et internationalement sont aujourd’hui en région, cela a beaucoup changé en dix ans. J’aime participer à cette dynamique, 75% de nos projets ont d’une manière ou d’une autre un lien avec la Nouvelle-Aquitaine."
Lignes de force
De 2011 à 2017, elle a le sentiment de faire "un travail de fourmi pour construire petit à petit avec exigence la société." Les premières sélections de documentaires aux festivals de Locarno, de Cannes ou des Écrans du réel (Le Challat de Tunis de Kaouther Ben Hania, Sud Eau Nord déplacer d’Antoine Boutet, Notre Monde de Thomas Lacoste, Demons in paradise de Jude Ratman…) lui donnent bientôt le sentiment que "quelque chose émerge qui fait suite à l’intégrité de notre travail". Le soutien régulier d’Arte, essentiel, lui permet également de pouvoir travailler avec de vrais budgets. La labellisation Cannes 2020 (sélection officielle et Acid) pour le long métrage de fiction Si le vent tombe, de Nora Martirosyan, qui représentera par ailleurs l'Arménie aux Oscars 2021 dans la compétition du meilleur film international, est une autre étape importante : Sister est maintenant installée dans le milieu du documentaire et du cinéma. Parmi la vingtaine de films produits, majoritairement documentaires, et la douzaine en cours, quelques lignes de forces se dessinent : "Je choisis autant un projet qu’un auteur. C’est essentiel d’avoir en commun des affinités politiques et personnelles, une approche sensible et humaine sur la réalité des gens, sur l’écologie et l’histoire que nous traversons. J’ai également un tropisme pour l’émancipation des personnes et des peuples, que ce soit au Pays basque, dans le Haut-Karabagh, en Bosnie ou au Sri Lanka. C’est peut-être dû à mes origines espagnoles, arméniennes et basques. J’ai un rapport avec la lutte politique et la façon dont la souveraineté populaire et démocratique se pose. Dans ce sens, le féminisme croise pour moi d’autres questions d’émancipation et de combat, au-delà de ma sensibilité personnelle qui me porte vers une forme de sororité. Si je le peux, je travaille principalement avec des femmes, sans que ce soit exclusif. Il ne s’agit pas d’être à la mode ou de plaire à des commissions mais d’avoir un regard large sur la société qui soit empreint de cela. La question est vraiment pour moi de savoir ce que l’on va faire ensemble de notre monde et de notre terre, et comment travailler sur ce que l’on a en commun. Je suis idéaliste mais j’aime revenir à des choses simples, une naïveté peut-être, une sincérité." La fidélité aux auteurs est une autre caractéristique de la société. Florence Lazar, Antoine Boutet ou Thomas Lacoste comptent parmi les "piliers" de Sister : "Cette continuité est très belle, j’en suis honorée. On grandit ensemble, on s’améliore et on connaît nos vies, comme en amitié." Pour autant, cette productrice qui approche cinquante ans veut travailler avec de jeunes auteurs, non par jeunisme mais parce qu’elle constate une vraie différence culturelle, croit en leurs capacités d’apprendre à leurs aînés et s’intéresse à leurs visions du monde. Pour des documentaires, des courts métrages ou des longs métrages, de jeunes réalisatrices et réalisateurs, comme Maylis Dartigue (Srilandaise), Justine Harbonnier (Caiti Blues), Sarah Guillemet et Leïla Porcher (Je n’ai plus peur de la nuit), Johanna Caraire (Sardines) ou encore Claire Maugendre et Sébastien Jounel (Les Murs et le ciel), ont ainsi rejoint la maison de production.
De Brazza à la Grèce
Sister a traversé la crise sanitaire sans trop de dommages car cette période correspondait à une intense activité en post-production. Deux tournages en France et à l’étranger ont pu être maintenus. "On a beaucoup travaillé en visio avec notre petite équipe de quelques personnes. Comme d’autres, je me suis dit qu’il fallait peut-être envisager le travail de manière moins frénétique, trier et aller à l’essentiel, mais je crois que c’est le chemin d’une vie…". Après le succès cette année de Diabète, une addition salée sur Arte (2 millions de téléspectateurs), elle souhaite développer d’autres documentaires thématiques et grand public. Dans les mois qui viennent, L’Hypothèse démocratique, de Thomas Lacoste, devrait sortir en salle. Sister poursuit son travail en coproduction internationale (Slovénie, Grèce, Sri Lanka, Argentine ou Mexique) et ses projets en Nouvelle-Aquitaine avec entre autres Ici Brazza d’Antoine Boutet qui suit un quartier bordelais en mutation. Parmi la douzaine de projets en développement ou tournage : Que demande le peuple, de Valérie Minetto, inspirée par Les Mystère de Paris d’Eugène Sue, les débuts d’une série TV consacrée à l'après-Meetoo ou encore une orientation musicale plus affirmée dans la production. Julie Paratian a le souhait de plus s’orienter vers la fiction, là où elle a encore beaucoup à apprendre, où elle part "la fleur au fusil, en voyant moins les difficultés que dans le documentaire." Et si l’on imagine lui reposer ces différentes questions à l’occasion des vingt ans de Sister, elle espère pouvoir répondre que sa société est à l’abri des fragilités économiques et qu’elle a accompli deux rêves personnels : produire une comédie musicale et faire un film aux États-Unis, voire une comédie musicale aux États-Unis.