Polyphonie de la bravoure
Sur Ceux qui partent de Jeanne Benameur (Actes Sud, 2019, en format poche cette année) et Des îles de Marie Cosnay (Les Ogres, 2021).
"Il y a un hasard de la rencontre, dans le texte et dans la vie", peut-on lire dans Des îles. Ce sont de ces hasards que proviennent et à partir desquels se développent les récits de Ceux qui partent et Des îles.
Ceux qui partent est tout entier construit sur le "hasard de la rencontre", entre Andrew Jónsson, jeune photographe issu d’une famille bourgeoise qui décide d’aller prendre des photos des immigrants à leur arrivée à Ellis Island. Il rencontre alors deux émigrés italiens, Emilia et son père, Donato. Dans ce lieu d’attente, les destins se croisent au hasard, ou presque, tous liés à la migration et au désir. Mais ce hasard de la rencontre, nous a confié Jeanne Benameur dans un entretien pour Prologue, est aussi celui de la vie : "À la suite de la mort de ma mère, après avoir vidé son appartement, je suis partie à New-York et j’ai visité pour la première fois Ellis Island. J’ai eu le sentiment d’y retrouver les photos que j’avais pu voir chez ma mère, ces photos d’émigrés du début du siècle [sa mère est italienne et son père algérien]. C’est peut-être là que j’ai appris que je venais de là, et que les gens viennent d’ailleurs, qu’on est tous plus ou moins issu de cette immigration répétée. C’est ce qui a fait démarrer le texte." C’est, dans le texte, l’expérience que fera Andrew que la rencontre avec Emilia ramènera à ses origines irlandaises et à l’immigration de son père. C’est, dans la vie et dans le texte, le parcours que poursuit Jeanne Benameur dans Le Pas d’Isis, recueil de poèmes à orientation autobiographique à paraître en janvier 2022 chez Bruno Doucet.
Si Jeanne Benameur a souhaité inscrire Ceux qui partent dans la fiction et dans le passé (1910), ce n’est pas pour prendre ses distances avec la crise de l’accueil (expression beaucoup plus juste que la "crise des migrations") des années 2020 mais au contraire en ce que pour elle "la fiction permet d’ouvrir un temps pour la réflexion" et que la violence de la situation actuelle faite aux émigrés la "tétanise". Elle insiste sur l’envie qu’elle a eue de décrire la "bravoure qu’il faut pour partir, cette espérance un peu folle qu’on va être accueilli ailleurs, mais aussi la bravoure qu’il faut pour accueillir, bravoure consistant à accepter d’être bougé à l’intérieur. On ne peut pas accueillir sans que ça ne change rien." Ceux qui partent décrit cette double bravoure : bravoure de partir chez Emilia et Donoto, Esther, Gabor et Harikilia Antonakis, mais bravoure aussi d’accueillir chez Andrew qui va accepter de bouger en accueillant et qui va faire un peu bouger sa famille en particulier sa mère engoncée dans l’oubli qu’elle a épousé un émigré.
Par sa polyphonie (chaque chapitre part du point de vue d’un des personnages, et parfois du "nous" des migrants), le récit présente ainsi différentes raisons et manières de migrer, et la bravoure qu’il faut pour quitter leur pays, "car tous, ce sont des gens ordinaires, pas taillés pour l’épopée, et il en a fallu, de la bravoure pour arriver jusqu’ici".
C’est aux "épopées maigres" de ces "héros" ordinaires que s’intéresse Marie Cosnay depuis un certain nombre d’années, à la fois comme autrice, militante et directrice de la collection "Ces récits qui viennent" aux éditions Dacres qui publie des récits d’exilés. Dans Des îles, les chapitres sont tous des lieux de rencontre, de dialogue entre plusieurs personnes (chaque section précise, dans des colonnes en marge du texte, à la fois les lieux et les voix) et autour des îles de l’attente et de l’emprisonnement que sont devenues Lampedusa, les îles grecques et les Canaries.
C’est une polyphonie de ceux qui arrivent, comme l’est Nos corps pirogues, à paraître en janvier 2022 aux éditions L’ire de marges, beau récit de rencontre et d’accueil de l’autre. Des îles se présente ainsi (dans son prologue) comme un "volume d’observation de ce que font à nous-mêmes, au monde, aux liens, à nos liens, les empêchements de circuler" en 2020 et 2021, années d’une "tragédie immense" encore en cours. On y retrouve la dimension d’enquête, de récit documentaire de plus en plus fréquente dans les œuvres de Marie Cosnay, enquête d’autant plus ravivée et à vif que quotidiennement des corps disparaissent en cours de route ou de mer.
"La force de ces deux ouvrages tient dans leur articulation de tous ces récits et de création par là d’une communauté de destins réunis par le hasard des rencontres, de solidarités improvisées et intenses."
Ainsi au-delà des différentes de traitement (fiction et document), d’époque (1910 et 2020), ces deux œuvres ont en commun non seulement d’évoquer une polyphonie de bravoures mais aussi de faire des espaces insulaires qui sont le cadre de leurs récits des moments de temps suspendus. "Il y a dans le monde des moments arrachés à tout, des îles", écrit Jeanne Benameur dans Ceux qui partent. Ce temps suspendu, c’est celui d’une nuit sur Ellis Island qui occupe une grande partie de Ceux qui partent, mais c’est aussi le temps de l’attente, l’attente qui détruit l’espérance ou la ravive, qui humilie toujours un peu plus ces braves qui découvrent, après avoir réussi à partir et à arriver, qu’il reste un obstacle parfois aussi difficile : celui d’être accepté.
La force de ces deux ouvrages tient dans leur articulation de tous ces récits et de création par là d’une communauté de destins réunis par le hasard des rencontres, de solidarités improvisées et intenses. L’épopée des corps est aussi l’épopée des personnes tout entières, à la recherche d’un ailleurs accueillant car "les émigrants ne cherchent pas à conquérir des territoires. Ils cherchent à conquérir le plus profond d’eux-mêmes parce qu’il n’y a pas d’autre façon de continuer à vivre lorsqu’on quitte tout" (Ceux qui partent).
En accueillant leurs récits (Traverser les frontières/accueillir les récits est le titre d’ouvrage consacré à l’œuvre de Marie Cosnay aux éditions L’ire des marges, dirigé par Stéphane Bikialo, à paraître en janvier 2022), ces œuvres donnent voix et prennent le risque des voix autres. Car "il faut bien lutter contre la peur d’être aspirée par une histoire. Écouter jusqu’au bout, malgré le péril des mots". Cette phrase, extraite de Ceux qui partent, résonne à ce point avec l’écriture de Marie Cosnay qu’on a souhaité la faire réagir pour Prologue : "Être aspirée par une histoire. C’est tout à fait contre ça qu’il faut lutter, à peine on est en route, ou à peine arrivé dans un lieu de hasard ou d’élection. Ce qu’on risque : être aspiré par l’histoire des autres, c’est-à-dire les générations avant nous, ou l’histoire des générations après nous. Colonialisme et transformations climatiques. Pris en tenaille. Tel jeune homme, tel autre, telle jeune femme, se met debout, avance, part, et bien sûr le départ est en lien avec l’histoire de ses autres, héritiers ou ancêtres, ou des autres, mais pas seulement. Partir est irréductible. Partir, c’est à peine un geste. C’est être vivant. Ce n’est pas qu’à la première personne, mais c’est aussi à la première personne. Que celui qui écoute jusqu’au bout, sans sacraliser le récit. C’est difficile, on peut être happé, comme le dit Jeanne, les mots sont un danger. C’est pourtant la seule chose à faire. Écouter jusqu’au bout. Et en général, en écoutant jusqu’au bout, même si on ne sait pas l’expliquer, on comprend très bien le sens de 'j’étais déjà mort, je me suis levé et je suis parti, pour vivre'."
Dans son prochain ouvrage, La Patience des traces (Actes Sud, janvier 2022), Jeanne Benameur a mis au cœur cette question de l’écoute, avec son personnage de psychanalyste, Simon, qui décide d’arrêter d’écouter les gens pour écouter son propre silence, qui se lèvera et partira, pour vivre.