Master LiMés : sensibiliser aux interdépendances entre professionnels du livre
Depuis 10 ans, le master LiMés de l'Université de Poitiers forme aux différentes médiations du livre. Avec des problématiques écologiques plus qu'actuelles, Stéphane Bikialo, cofondateur, et Mathilde Rimaud, enseignante, font évoluer le socle de la formation en intégrant ces nouveaux sujets.
Le master LiMés a été fondé en 2012 au sein de l'Université de Poitiers. Pouvez-vous présenter la formation et recontextualiser sa création ?
Stéphane Bikialo : L'un des objectifs qui ont présidé à la création du master LiMés était d'envisager l'ensemble de l'environnement éditorial pour évoquer les interdépendances et les questions de solidarité entre les différents acteurs et actrices de la chaîne du livre. La notion de médiation revenait souvent chez les étudiants en fin de cursus et nous nous sommes aperçus qu'elle pouvait fédérer cette interdépendance. Ainsi, la formation permet de mettre l'accent sur cette notion dans des cours plus théoriques. L'idée est que le master soit une sorte de laboratoire, où chacun détermine son mode de médiation, en lien avec les contraintes, les structures, les espaces. L'accent est mis sur des projets que mènent les étudiants et grâce auxquels la dimension professionnelle est intégrée à la formation universitaire. Dans ce domaine, l'expérience vaut toujours plus que la théorie. En étant sensibilisés aux actions des différents acteurs, les étudiants trouvent leur voie et mûrissent leurs choix professionnels par les stages ou par le sujet de mémoire. Ainsi, ils se créent un profil, une sorte de portfolio évolutif.
Mathilde Rimaud : En première année de master, les étudiants ont des cours de méthodologie et le master 2 (M2) est consacré à l'organisation puis au déroulement d'une journée interprofessionnelle. La particularité de l'organisation de la formation est que, contrairement aux autres parcours en métiers du livre, le stage intervient en début de M2. Les étudiants reviennent en cours en janvier, et ils ont jusqu'à mai pour avancer sur la rédaction de leur mémoire, les cours et le montage de cette journée.
Après le diplôme, les débouchés sont nombreux. Beaucoup se tournent vers les librairies et l'édition, parfois en bibliothèque même si c'est un angle moins travaillé. Des étudiants se retrouvent aussi en médiation sur des salons littéraires. De manière assez atypique finalement, c'est un master des métiers du livre, mais dans le cadre d'une UFR Lettres et Langues. Il y a donc une dimension littéraire qui reste très importante dans les enseignements. Dans le recrutement des étudiants, nous sommes vigilants quant à la diversité de la promotion : ne sont pas admis que des gens qui viennent de filières littéraires, pas que des gens de Poitiers… L'idée est de faire se croiser les regards en gardant une exigence ou une attente littéraire forte.
L'écologie – aussi bien le rapport au développement durable que la question des circuits courts au sein de l'écosystème du livre – figure-t-elle au sein de l'offre pédagogique de la formation ?
S.B. : Les questions de solidarité et d'interdépendance sont des choses qui ont été théorisées au même titre que la question des circuits courts. L’idée est de s’interroger sur ce que cela engendre pour un éditeur d’aller chercher des imprimeurs locaux ou d’aller faire imprimer en Bulgarie pour réduire ses coûts et survivre. Par le prisme de la bibliodiversité et de cette intersolidarité des acteurs et actrices de la chaîne du livre, nous nous sommes posé cette question en faisant un parallèle entre biodiversité et bibliodiversité. Si vous n'achetez plus de Nutella, n'achetez plus sur Amazon (rires) ! Notre volonté est de former des médiateurs et des médiatrices qui ont conscience de tout ça et qui sensibiliseront les acteurs avec qui ils travailleront. Les mots "écosystème du livre" sont apparus, appartenant à un métalangage qui prend en compte toutes ces problématiques. Les structures ont aussi pris conscience de tout cela : la création a vu naître un grand nombre d’ouvrages avec des thématiques liées à l’écologie. Cela donne lieu à des rayons entiers de librairies, à des éditeurs spécialisés. Il était donc évident de dédier un cours à ces questions.
"Les étudiants découvrent des métiers qui ne sont pas toujours mis en valeur dans la chaîne du livre : les lieux de résidence d'auteur, les agences du livre, etc., des métiers à l'intersection de plein de choses."
M.R. : L'idée caractéristique du master est aussi de travailler avec des éditeurs, sans oublier l'importance des librairies indépendantes. Les étudiants découvrent des métiers qui ne sont pas toujours mis en valeur dans la chaîne du livre : les lieux de résidence d'auteur, les agences du livre, etc., des métiers à l'intersection de plein de choses. Le cours lié à l'écologie du livre, donné par Fanny Valembois1, invite les étudiants à travailler sur une première approche de l’énergie dans la chaîne du livre ainsi que sur la manière dont s'inscrit l'écologie dans les pratiques.
S.B. : Si un éditeur indépendant ne peut pas survivre étant donné le coût des circuits courts des imprimeurs en France, comment faire pour intégrer ce circuit et ne pas déléguer ces services ailleurs où les questions écologiques ne seraient pas prises en compte ? Il y a une injonction à très haut niveau, notamment avec la responsabilité sociale des entreprises. Dans les pratiques, on se retrouve vite dépendant de l'organisation sur laquelle on n’a pas toujours la main. Au sein du master, nous cherchons également à faire intervenir l'Association pour l'écologie du livre2 pour utiliser les enquêtes et les missions menées dans les structures régionales du livre et les croiser avec l'Université de Poitiers qui est labellisée "Développement durable".
L'intégration, la lutte contre la pauvreté ou encore les questions de genre sont également des problématiques écologiques et de société très actuelles. Sont-elles elles aussi présentes dans la formation ?
S.B. : De plus en plus d'ouvrages sont tournés vers ces sujets en littérature. De ce fait, plusieurs de nos séminaires littéraires répondent à ces problématiques. Ce sont des enjeux qui passionnent la génération actuelle, à commencer par celui du genre : plus d’un quart des mémoires répondent à des problématiques sur la représentation des femmes, permettant d’actualiser certaines théories féministes. On peut aussi citer le projet Menstrueuses, monté avec des militantes, l'espace Mendès-France, le planning familial et des chercheuses sur l’endométriose. Les étudiants sont amenés à fabriquer un fanzine pour cet événement, ce qui permet de développer leurs capacités créatives. Les projets entrepris dans le master touchent à différents endroits de la lecture, de la réflexion, de la création et de la médiation. Concernant la question des classes sociales, c’est plus complexe : dans notre société, cette notion est déniée mais ce sont des sujets sur lesquels nous souhaitons réfléchir. Nous faisons appel à des auteurs qui écrivent sur les problématiques sociales qui nous intéressent, par exemple Arno Bertina, qui sera invité à notre festival Bruits de langues.
"Parmi des réflexions que nous menons : la féminisation, la démasculinisation, l'écriture non-sexiste, l'écriture inclusive mais aussi la non-binarité."
Comment les étudiantes et les étudiants du master peuvent-ils être confrontés à ces problématiques pendant leurs années de formation ?
S.B. : Beaucoup de mémoires ont traité de la question des publics empêchés au sens traditionnel. Désormais, ce sont plusieurs étudiants qui travaillent sur la question des publics empêchés avec des communes de la région. La question de classe n'est pas formulée telle quelle. Notre volonté est que cet empêchement social soit plus nettement exprimé, et pas seulement par les biais d'empêchements physiques. Concernant les questions de genre, nous avons un projet de recherche soutenu par la Région : "Intermédialités créatives et inclusives", autour des questions d'inclusivité. En lien avec ce projet, nous pensions organiser un colloque sur les enjeux de genre, de classe, de race depuis les années 1970. L'objectif serait de questionner ce que la littérature et les essais apportent à cette réflexion.
M.R. : Il existe aussi des partenariats assez denses avec deux salons particuliers que sont le festival Littératures européennes de Cognac et le Festival des lumières de Montmorillon, durant lesquels les étudiants peuvent faire des interventions, du bénévolat et des stages. La formation bénéficie également de partenariats avec d'autres manifestations, comme par exemple Filmer le travail où on retrouve cette notion de classe évoquée précédemment.
Votre offre pédagogique questionne la responsabilité écologique. Au sein même du fonctionnement de la faculté, des actions et pratiques sont-elles aussi entreprises en ce sens ?
M.R. : Nous nous efforçons d'écrire systématiquement en écriture inclusive, comme nous avons pu le faire lors de la rédaction d'un guide sur l'organisation du festival Bruits de langues. Dans tous les cas, elle est constamment utilisée par les étudiants dans leurs mémoires.
S.B. : Notre volonté est de montrer qu'en écrivant, nous ne sommes ni sexistes ni discriminants. Ces questionnements sont présents depuis longtemps : en tant qu’enseignants mais aussi individuellement. Les étudiants y sont si sensibles que nous n’avons plus le choix. Parmi des réflexions que nous menons : la féminisation, la démasculinisation, l'écriture non-sexiste, l'écriture inclusive mais aussi la non-binarité. Il faut poursuivre l'étude de ces sujets puisqu’on les retrouve aussi en littérature. C’est-à-dire qu'il faut être attentif à ce que disent les étudiants, à ce qu'on trouve en langues et littérature, inviter des éditeurs en lien avec ces questions-là. Vient ensuite ce que nous pouvons mettre en place à un niveau plus administratif et institutionnel, notamment de lutte contre les violences sexistes et sexuelles ou de réflexion sur le consentement.
1 Fanny Valembois est spécialiste des démarches de décarbonation des organisations culturelles. Elle a cofondé le Bureau des acclimatations avec Cyril Delfosse, mettant à la disposition des organisations du secteur culturel des outils et des compétences au service de la transition écologique.
2 L'Association pour l'écologie du livre, créée en juin 2019, réunit des professionnels du livre et des lecteurs pour "penser les formes du livre et de la lecture de demain, dans un monde fini, aux ressources limitées".