Un projet et une résidence hors normes
L’auteur et illustrateur Régis Lejonc est bien connu dans le monde de la littérature jeunesse. Avec plus de quatre-vingts livres publiés chez de nombreux éditeurs, cet artiste reconnu n’en est pas à son galop d’essai. Pour autant, le projet qu’il mène actuellement est inédit et expérimental à bien des égards. La réalisation des 9 Vies extraordinaires de la princesse Gaya, album jeunesse qui paraîtra aux éditions Little Urban en 2023, est une aventure humaine, éditoriale et artistique tout aussi extraordinaire que les histoires qui y sont racontées. Et pour accompagner cette entreprise hors norme, l’équipe du Chalet Mauriac a dû aussi faire preuve de souplesse et d’inventivité pour trouver une typologie de résidence adaptée.
Genèse du projet
Dix auteurs, dont un seul illustrateur, pour un album de cent trente pages tout en couleur, telle est l’ampleur du projet dont l’idée est née au salon de Montreuil, en 2018. Régis Lejonc réalise alors, sans intention particulière, un dessin qui sera le point de départ de toute cette aventure : "J’ai réalisé une image, poétique et étrange, qui représentait une petite fille avec des bois de cerfs, un énorme crâne à ses pieds, un château derrière et un papillon géant qui s’envole. Je me suis alors dit que cette image pouvait déclencher des idées d’histoires. Je l’ai donc distribuée à sept des auteurs et autrices qui font aujourd’hui partie du projet, avec comme consigne d’écrire un récit inspiré de ce dessin, sans connaître ce qu’écrivaient les autres. Mon idée initiale était de créer, à partir de ces différents récits, une petite collection de livres racontant les vies parallèles de ce personnage. C’est la naissance du projet."
Trois ans plus tard, l’idée a évolué dans l’esprit de son initiateur, qui envisage désormais de faire un seul livre compilant les différentes histoires de son héroïne. Le casting s’étoffe ; il passe à neuf auteurs et autrices1, triés sur le volet, comme le précise l’illustrateur : "Je connais tous les auteurs et autrices, à des degrés d’intimité différents. On s’apprécie humainement, mais surtout, je les ai choisis par rapport à leur écriture, à leur sensibilité, à leur style, qui sont extrêmement différents les uns des autres. C’est cette disparité qui m’intéressait."
Régis Lejonc réalise alors une série d’images associant personnages, animaux ou paysages un peu étranges, mythologiques parfois, voire fantastiques : "J’ai dessiné plusieurs tableaux de manière totalement instinctive, raconte-t-il, avec des sorcières, des poupées vaudoues, une princesse chinoise dans un temple à côté d’un homme qui porte un masque de l’opéra de Pékin, un lion chinois, etc. Tout en les réalisant, je pensais très clairement à quel auteur j’allais les attribuer." En envoyant aux auteurs ces images, qu’il qualifie de "déclenchement", Régis Lejonc leur précise aussi le contexte géographique et temporel dans lequel il souhaiterait que l’histoire se déroule : depuis le XIIIe siècle jusqu’au XXIe siècle, en Allemagne, en Chine ou encore en Amazonie…
En plus de Régis Lejonc pour les illustrations, le projet rassemble les neuf auteurs suivants : Annie Agopian, Fred Bernard, Anne Cortey, Alex Cousseau, Anne Jonas, Henri Meunier, Ghislaine Roman, Cécile Roumiguière, Thomas Scotto.
Une construction bien pensée
Tant de plumes différentes, aux styles bien marqués, et une telle variété de lieux et d’époques auraient pu lui faire craindre un manque d’unité sur l’ensemble du projet. Mais celle-ci repose en réalité sur la construction globale du récit et le portrait peu à peu dessiné de la princesse Gaya, dont les traits de caractère se précisent au fil de ses différentes vies. Ainsi, le premier et le dernier chapitres, respectivement écrits par Ghislaine Roman et Henri Meunier, "créent l’arc de la destinée du personnage", selon les mots de Régis Lejonc, qui parle de son héroïne avec une certaine forme de tendresse.
Mais le facteur d’unité le plus fort de ce livre tient sans aucun doute aux illustrations, comme le souligne l’auteur : "Je m’impose un style graphique qui va se tenir de la première à la dernière page. Le dessin est classique ; c’est de la ligne claire. J’essaie d’être dans une sorte de réalisme graphique nourri par la période des estampes chinoises et japonaises des années 1920 et 1930. C’est un style que je travaille depuis deux ou trois ans et qui correspond pour moi à un idéal de dessin."
Régis Lejonc explique aussi qu’à l’homogénéité du style s’ajoute une construction graphique qui renforce encore la cohérence de l’ensemble : "Les illustrations de têtes de chapitre marquent les passages et les temps ; elles portent en elles-mêmes l’époque et la géographie du lieu où va se dérouler l’histoire. L’entrée de chapitre par ce paysage muet est un code narratif qui permet une transition en douceur."
L’aventure éditoriale
Si la facture du livre est classique, selon les souhaits de l’illustrateur – un texte et une image associée en vis-à-vis, avec légende –, le montage éditorial, lui, l’est beaucoup moins… La démesure du projet a nécessité de réfléchir en amont à un mode d’édition alternatif et équitable pour tous ses acteurs. Régis Lejonc a déjà eu recours au financement participatif pour l’édition d’un précédent livre. Mais il n’hésite pas à souligner les limites de ce système : "Je ne vais pas me contenter de publier des livres en financement participatif, en me reposant sur mon réseau, ma réputation et en m’adressant à un lectorat totalement défini. Cela pourrait tout à fait me permettre de vivre économiquement mieux que ce que propose l’édition, c’est une évidence, mais au prix de perdre le sens de ce qu’est un livre, c’est-à-dire d’arriver entre les mains d’un lecteur inattendu. C’est la librairie qui permet la médiation, l’accès au livre en dehors de son propre réseau. Ce sont les limites personnelles que je mets aux alternatives qui existent aujourd’hui." Dans cette précédente expérience, l’auteur a donc cherché à créer une chaîne du livre innovante en intégrant les libraires au processus, parvenant ainsi à rétablir des règles d’écoresponsabilité et d’équité.
"Cette expérience est novatrice. Nous vivons tous, ensemble, cette aventure, sans réponse assurée, mais avec la volonté de jouer ce jeu, quels qu’en soient les risques…"
Pour Les 9 Vies de la princesse Gaya, il était évident pour lui de faire appel à un éditeur, compte tenu de la complexité et de l’ampleur du projet, mais pas n’importe lequel… Avec Little Urban, c’est une "véritable rencontre", qui remonte à la publication du Berger et l’assassin2, nous raconte l’auteur : "Je me suis rapidement rendu compte que ces éditeurs étaient atypiques : par rapport à leur réactivité – non pas celle sur le travail éditorial et créatif, car tous les éditeurs avec lesquels je travaille ont cette qualité – mais sur toutes les propositions et les réflexions qui accompagnent la publication d’un livre. Ils mettent ainsi en place un accompagnement personnalisé, ils savent se mettre au diapason des auteurs et des projets auxquels ils ont affaire." La maison appartient au groupe Media-Participations et toute l’équipe éditoriale vient du monde de la BD, ce qui leur permet de bénéficier de deux réseaux de diffusion – jeunesse et bande dessinée – et ainsi de doubler les mises en place.
Pour ce projet atypique, et dans un souci d’équité économique, la solution proposée par le directeur, Paul Scorcesa, est de publier un tirage-de-tête (c’est-à-dire une version différente et luxueuse du même livre) dans un tirage limité et de céder la totalité du fruit de la vente de ces exemplaires aux auteurs et autrices3. À ce gain initial s’ajoutera le 1 % de droits d’auteur sur les ventes du tirage courant en librairie, soit 10 % au total.
Une résidence atypique
Cette proposition inédite et remarquable a été réfléchie et discutée lors d’un temps de résidence au Chalet Mauriac, en novembre dernier. À projet hors norme, résidence hors norme : celle-ci s’est déroulée en un temps record (trois jours) et a réuni les dix auteurs et leur éditeur. Régis Lejonc considère ce temps passé à Saint-Symphorien comme faisant partie intégrante de l’ensemble du processus : "Le Chalet Mauriac est aussi un partenaire dans cette expérience. Le résultat de cette réunion a été au-delà de mes espérances, que ce soit dans l’efficacité du travail ou dans la résolution des questions. Le fait qu’on ait partagé ce moment-là, entre auteurs et éditeurs, a permis que la confiance naisse fortement dans le groupe. Chaque auteur travaille maintenant de façon autonome avec l’éditeur."
Ainsi, ce projet global, inédit et expérimental repose sur la constitution d’une véritable équipe : "Cette expérience est novatrice. Nous vivons tous, ensemble, cette aventure, sans réponse assurée, mais avec la volonté de jouer ce jeu, quels qu’en soient les risques…"
1 En plus de Régis Lejonc pour les illustrations, le projet rassemble les neuf autrices et auteurs suivants : Annie Agopian, Fred Bernard, Anne Cortey, Alex Cousseau, Anne Jonas, Henri Meunier, Ghislaine Roman, Cécile Roumiguière, Thomas Scotto.
2 Le Berger et l’assassin, de Régis Lejonc et Henri Meunier, éditions Little Urban, janvier 2022.
3 L’éditeur et les auteurs se partageant les coûts de fabrication ; les frais d’expédition et la campagne de promotion de ce tirage spécifique restant à la seule charge des auteurs.