Fanny Soubiran : une sensibilité littéraire vouée à la bande dessinée
Fanny Soubiran est traductrice de bande dessinée de l’anglais vers le français depuis vingt ans. Bordelaise, elle est revenue s’y installer en 2006. Après des études d’anglais, orientée littérature américaine, elle suit un bac +5 en traduction littéraire. Elle réalise plusieurs stages dans des maisons d’édition et découvre réellement la BD lors d’un stage à L’Association. Elle côtoie alors des auteurs et des autrices avec un style qui lui parle, qui l’émeut ou la touche. Elle n’a jamais quitté cet art depuis, dont elle a fait une spécialité.
Comment avez-vous débuté ?
Fanny Soubiran : Ce n’est pas une carrière que je m’étais tracée, je pensais le métier trop difficile pour moi et finalement, cela fait vingt ans ! Le chemin n’a pas été facile, la condition d‘auteur ou d’autrice est précaire, il faut trouver des contrats, se faire connaître et la bande dessinée est un tout petit milieu. À la fin de mes études, j’étais stagiaire aux éditions Dargaud. Ils m’ont confié la traduction du premier tome de Snoopy et les Peanuts et j’ai traduit les vingt-cinq suivants, ça m’a pris quinze ans. Il s’agit d’une anthologie de toute l’œuvre de Schulz, qui a publié un strip par jour entre 1950 et 2001.
Commencer une carrière avec la traduction d’une œuvre culte comme Snoopy et les Peanuts, c’est impressionnant !
F. S. : C’était intimidant, en effet, de se retrouver face à cette œuvre. La maison d’édition américaine à l’origine du projet, Fantagraphics, a exhumé tous les strips, dans l’ordre chronologique. Cette édition a une valeur patrimoniale. Chaque ouvrage comporte une introduction et un index avec les thèmes et les personnages. J’avais regardé les précédentes traductions, mais j’ai fait mes propres choix.
Pourquoi avez-vous poursuivi dans la traduction jeunesse/BD ?
F. S. : Je me suis bien retrouvée dans ce langage de la bande dessinée. J’aimais bien l’idée de traduire des dialogues, un langage oral plutôt qu’une prose plus descriptive. Je suis plus à l’aise avec cet exercice. Et le travail en BD repose sur des temps plus courts qu’en littérature, je ne m’imagine pas passer six mois sur une œuvre et me couper du reste. Le rythme rapide me convient bien.
Comment travaillez-vous ?
F. S. : Je ne suis pas du tout solitaire mais, quand je travaille, j’ai besoin d’être seule, au calme. Je me suis habituée à cette tranquillité, chez moi, dans mon cocon de concentration. Il faut du silence, que rien ne bouge autour de moi, pour que je puisse me concentrer sur le texte.
J’ai souvent un mois pour travailler. Je reçois l’œuvre complète, textes et dessins, qui fonctionnent ensemble pour la traduction. Celle-ci est parfois plus conditionnée par le dessin que par le texte. Par ailleurs, le travail est contraint par "l’encombrement", la taille de la bulle : il faut que le texte soit bien calibré, alors que l’anglais est en général plus synthétique que le français. Le travail d’adaptation de la langue est important.
Parfois, je fais des recherches thématiques. Pour traduire Les Peanuts, j’ai dû me plonger dans les règles du baseball ou pour un roman graphique qui se situait à Hawaï, je me suis renseignée sur l’histoire de l’industrie sucrière pour contextualiser la traduction.
Je traduis l’intégralité du texte d’une traite. Je laisse reposer et je le reprends. Je relis aussi la traduction une fois qu’elle est lettrée, pour voir si elle fonctionne dans la bulle, avec les personnages et les dessins.
"Pour faire ce métier, il faut lire, lire surtout en français, et tous les styles, pour avoir un vocabulaire riche et protéiforme"
Après toutes ces années de traduction, avez-vous une méthode bien rodée ?
F. S. : Je n’ai pas de méthode unique, chaque traduction a sa méthode ou presque. J’essaie de me donner un cadre, de faire des choix de langue, de registre.
Quand il faut inventer des mots, comme dans Lightfall1, par exemple, je vois comment ils ont été créés en anglais. Il s’agit parfois de mots qui existent et qui sont combinés. Je note aussi des sonorités que j’essaie de reproduire, c’est vraiment au feeling. Je fais aussi des tests auprès de mes enfants.
Comment voyez-vous la situation et l’avenir de votre métier ?
F. S. : Je crois qu’il y aura toujours de la place pour de vrais traducteurs et traductrices, avec de vraies sensibilités littéraires que des machines ne pourront pas remplacer. C’est important de se former ; on apprend des techniques différentes et on acquiert un bagage juridique sur le métier de la traduction : le statut d’artiste auteur, les contrats, les tarifs, etc.
Pour faire ce métier, il faut lire, lire surtout en français, et tous les styles, pour avoir un vocabulaire riche et protéiforme. Il faut évidemment maîtriser l’anglais et les finesses de cette langue, mais la finalité, c’est le français. C’est là que nous sommes attendus, il faut le nourrir.
Depuis vingt ans, le métier a gagné en légitimité ; les traducteurs et traductrices sont plus visibles et reconnus dans leur contribution au livre. Ce n’est pas rien.
Quel est votre rapport à l’auteur ou à l’autrice et à l’œuvre quand elle est sortie ?
F. S. : Je suis contente quand un des livres fonctionne, reçoit un bel accueil critique comme Lightfall, en sélection à Angoulême en 2022, ou Mon ami Dahmer2, qui a connu une nouvelle mise en lumière par la série. Ça fait plaisir, c’est sûr. Mais je n’en tire pas de gloire personnelle.
Il est très rare d’entrer en contact avec l’auteur ou l’autrice ; c’est l’éditeur ou l’éditrice qui possède ce lien privilégié.
Pouvez-vous présenter quelques-unes de vos traductions les plus emblématiques ?
F. S. : Ces derniers temps, j’ai travaillé sur des BD jeunesse, pour Rue de Sèvres, par exemple. Ce genre est intéressant à traduire car il faut s’assurer que cela fonctionne bien pour être lu par de jeunes lecteurs.
Je travaille aussi sur des projets indépendants qui me tiennent à cœur, qui sont un peu fous. Dernièrement, j’ai traduit Tsar par accident : mythes et mensonges de Vladimir Poutine3 d’Andrew S. Weiss et Brian "Box" Brown. Il s’agit d’un biopic sur Poutine, documenté et instructif. J’aime bien aussi la BD un peu plus trash, comme Zone de crise4, de Simon Hanselmann. Je suis depuis un moment Joe Daly, un auteur sud-africain déjanté. Ça m’amuse bien.
Avez-vous d’autres activités ? Écrivez-vous vous-même ?
F. S. : Je ne serai jamais autrice du texte, je ne souhaite pas écrire, je n’arriverais pas à mettre le point final. Ce rôle d’intermédiaire me convient.
Je corrige également des articles pour la presse, par exemple pour Junkpage. J’apprécie de faire des pauses dans mes temps de traduction.
Depuis septembre 2022, je fais partie de la commission BD du CNL. C’est un honneur et une responsabilité d’expertiser ces dossiers venant d’auteurs ou d’autrices, d’éditeurs ou d’éditrices et de les valider ou de les refuser. La tâche est difficile, je n’ai pas de grille de lecture, mais c’est un moment collectif intéressant. On voit vite si le dossier est bien ficelé, argumenté, mais les choix sur le dessin sont plus subjectifs. Je suis engagée pour trois ans et il y a trois commissions par an.
Sur quelle œuvre travaillez-vous en ce moment ?
F. S. : Je travaille sur une bande dessinée de Tommy Parrish, Men I trust, dont le dessin à la peinture est vraiment atypique. Ce livre m’a tout de suite emballée visuellement. C’est aussi une BD engagée et singulière. Il faut encore que je trouve une traduction du titre, ce ne sera pas une mince affaire.
Je traduis toujours le titre en dernier. C’est un ping-pong avec les éditeurs. Je leur fais une liste de propositions, mais ce sont eux qui ont la vision commerciale. Quand le titre est intégré au dessin de couverture, il ne faut pas le rallonger, alors que le français est souvent plus long, un vrai casse-tête !
1Lightfall, de Tim Probert, tomes 1 et 2, Gallimard BD, 2021 et 2022.
2Mon ami Dahmer, de Derf Backderf, Çà et là, 2015.
3Tsar par accident : mythes et mensonges de Vladimir Poutine, d’Andrew S. Weiss et Brian "Box" Brown, Rue de Sèvres, 2022.
4Zone de crise, de Simon Hanselmann, Dupuis/Seuil, 2022.